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rien. Les fleurs n'ont plus de parfum, il n'est plus de brise qui me rafraîchisse. Mon cœur est si lourd ! Tout est désert et tout est mort, et j'ai peur. Je voudrais je ne sais quoi. Je me sens comme chassée de moi-même : que ne puis-je savoir où je vais ? » C'était bien là son histoire.

« Mon éternel et ardent désir, écrivait-elle le 10 juin 1804, est de parvenir à exprimer ma vie sous une forme durable, et j'espère mériter ainsi d'entrer dans la société des grands poètes. C'est à cela que j'aspire; c'est l'église où je voudrais communier et le terme de mon pèlerinage sur la terre. » Sa manière de comprendre la poésie était celle de l'école romantique; école essentiellement doctrinaire, fondée par de savans et subtils raisonneurs, qui se flattaient d'avoir trouvé la recette de l'inspiration poétique. Le grand principe des deux frères Schlegel était que l'art etla vie sont inséparables; que tant vautl'homme, tant vaut son œuvre ; que quiconque vit en bourgeois ne sera jamais un poète, et que pour composer des vers qui méritent d'être lus, il faut commencer par mettre un peu de poésie dans son existence et dans son âme.

Ils ajoutaient que, grâce au philosophisme du xviiie siècle et à la Révolution française, notre société est devenue fort utilitaire et très prosaïque. En vain Gœthe avait montré, en écrivant Hermann et Dorothée, quel parti un poète, qui a la tête épique, peut tirer d'une idylle bourgeoise à laquelle la Révolution sert de toile de fond et de décor. Les romantiques estimaient que la poésie moderne n'est qu'une fausse poésie, que pour sauver son âme l'artiste doit oublier son siècle, vivre en esprit dans un temps où le réel et l'idéal, le ciel et la terre n'avaient pas encore divorcé, dans le temps des chevahers et des moines, des croisés et des ermites, des châtelaines et des pages, des aventures et des symboles, des légendes, des apparitions miraculeuses et des croyances naïves. Hors du moyen âge, point de salut ! Comment la poésie pouvait-elle prospérer dans une terre d'exil, sur un sol ingrat, où l'on ne voit pousser ni la fleur bleue dont rêvait Novalis, ni cette fleur de la Passion qui embauma de son parfum l'âme et les vers de Calderon ?

Les romantiques ont toujours eu de grands ménagemens pour Gœthe ; ils lui ont toujours porté honneur et respect. Cet Olympien leur faisait peur ; mais, comme le disait Heine, « ils s'irritaient en secret de ce que dans le tronc de ce grand arbre il ne se trouvait pas une seule niche où l'on pût loger une petite image de saint, et semblables à saint Boniface, ils eussent de grand cœur abattu, avec une cognée bénite, le vieux chêne enchanté. » En revanche, ils ne se gênaient pas avec Schiller, qui n'était pour eux qu'un bourgeois mâtiné de jacobin. Brentano déclarait que sa Fiancée de Messine était une pièce bizarre, nauséabonde et ridicule, un méchant bousillage, ein erbärmliches Machwerk ;