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CAROLINE DE GÜNDERODE



ET LE ROMANTISME ALLEMAND



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Gœthe fit en 1814 une excursion sur les bords du Rhin. Le 6 septembre, comme il se promenait dans les environs de Winkel, on signala à son attention des couches de calcaire coquillier, qui lui parurent de formation lacustre, après quoi on lui montra, à travers une oseraie, l'endroit où huit ans auparavant une Jeune fille s'était donné la mort. « Il est toujours pénible, écrivait-il, d'entendre le récit d'une catastrophe dans les lieux mêmes où le drame s'est accompli. Peut-on parcourir les rues d'Egra sans voir errer autour de soi les ombres de Wallenstein et de ses compagnons ? » Il n'aimait pas à s'appesantir sur les sujets désagréables ; il s'empressa de se distraire en questionnant les gens du pays sur la culture de leurs vignes et sur leurs tanneries, et il nota sur ses tablettes que, abattus ou sur pied, les chênes doivent être écorcés lorsqu'ils sont en sève.

Avant lui, un autre poète, Achim von Arnim, l'auteur d'Isabelle d'Égypte qui ne craignait pas les tragédies et les sinistres émotions, était venu dans ce même endroit : « Après avoir débarqué, nous nous regardâmes les uns les autres sans mot dire, nous montrant du doigt une langue de terre qui s'était enfoncée sous l'eau. Là, victime d'une innocente erreur, s'était terminée une noble vie vouée aux Muses, et le fleuve a repris à lui le lieu qu'une mort tragique avait consacré, il voulait le soustraire aux profanations. Pauvre fille, pauvre poète, où sont tes amis ? Aucun d'eux n'a rassemblé pour la postérité les souvenirs de ta vie et de ton inspiration. Les méchans leur ont fait peur, et ils sont restés bouche close. »

La jeune fille qui s'était tuée à Winkel s'appelait Caroline de Günderode, et sa destinée est curieuse, parce qu'elle porte la marque de son temps. Un critique danois fort avisé, M. Brandes, a remarqué que, comme l'esprit humain, le cœur a son histoire et que pour bien com-