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des Soixante-treize, l’ami des Girondins jugea le moment venu de quitter l’Assemblée. Il déclara hautement les motifs de sa résolution, nous dit-il, et peu s’en fallut qu’il ne fût décrété d’accusation séance tenante. Une voix s’éleva : « Ah! pourquoi voulez-vous occuper inutilement le tribunal révolutionnaire de ce chétif b...-là? » Dédain peu flatteur, mais salutaire. « J’étais allé, je crois, aussi loin que le devoir pouvait l’exiger de moi ; je n’attendis pas une plus longue discussion, et je me retirai. » — Il s’enfuit dans la Somme, chez un ami qui « le baigna de larmes, » assaisonnement obligé de toutes les rencontres émouvantes entre ces bons élèves de Jean-Jacques et de Diderot. Caché dans cet asile, la botanique l’y consola de tant d’épreuves: il herborisa jusqu’au 9 thermidor.


II

À cette date commencèrent les grandes destinées de Lareveillère, ou du moins ce qu’il prit pour de grandes destinées. Rentré dans la Convention avec les survivans des Soixante-treize, il fut nommé président de l’Assemblée, membre de la commission des Onze chargée de préparer la Constitution de l’an III, et du nouveau comité de salut public. Les séances nocturnes de ce comité, à la buvette, sont un des rares tableaux amusans et prestement enlevés dans les Mémoires. Chaque soir, on interrogeait d’abord avec inquiétude le commissaire préposé aux subsistances : « — Eh bien! Roux, mon ami, s’écriait Cambacérès, où en sommes-nous pour demain? — Toujours même abondance, citoyen président, répondait Roux avec un air de jubilation et de triomphe : toujours les deux onces de pain par tête, au moins dans la plus grande partie des sections. — Eh ! que le diable t’emporte ! répliquait Cambacérès avec son accent gascon, tu nous feras couper le cou avec ton abondance ! — La bande du Comité tombait pour un instant dans une consternation profonde, mais bientôt une pensée lumineuse faisait évanouir ce sombre nuage : — Président, nous as-tu fait préparer quelque chose à la buvette? Après des journées aussi fatigantes, on a grand besoin de réparer ses forces. Mais oui, il y a une bonne longe de veau, un grand turbot, une forte pièce de pâtisserie et quelque autre chose comme cela... — Alors, adieu soucis! adieu crainte du lendemain ! A l’abattement et à la terreur succédait la plus vive gaîté, et l’on sauvait joyeusement la patrie en s’empiffrant de mets succulens, en sablant le Champagne, et les bons mots assaisonnaient la bonne chère. »

La Constitution de l’an III fut enfin promulguée. « Beaucoup