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son intolérance de sectaire, et sa niaiserie de pédant dupé. » Ce jugement paraît le mieux fondé, sauf à corriger ce qu’il a d’un peu âpre dans les considérans. J’ai eu assez souvent l’occasion de me séparer de mon cher maître, à cette place, dans l’appréciation des hommes et des choses de la Révolution ou de l’Empire; la lecture des Mémoires me range cette fois à son sentiment : il a percé à jour le bonhomme, d’un regard sûr et profond.

Le bavardage de l’ancien directeur nous révèle un honnête nigaud, tempérament de modéré dévoyé par les circonstances; exempt des vices et contristé par les crimes de son temps, il en subit les manies, les travers, les entraînemens ; avec des alternatives de vrai courage et de faiblesse, des compromissions qu’il s’explique ingénieusement à lui-même, une probité aigrelette et vantarde, des naïvetés d’enfant et des rancunes de vieil employé. Quarante ans plus tôt, il eût donné l’exemple de la régularité et de la vertu tatillonne dans quelque charge de judicature provinciale : quarante ans plus tard, on l’aurait vu garde national irréprochable, comme son fils, menant avec fierté son épouse au Château, comptant au premier rang par la solidité de ses principes dans la majorité de M. Guizot. Son malheur fut de jouer, lui, l’ami du bon Ducis, des rôles taillés pour les personnages d’Eschyle ou de Shakspeare, d’être porté au faîte par des événemens qui dépassaient son intelligence et son caractère.

Si les Mémoires déçoivent le curieux qui leur demande des lumières nouvelles sur les faits ou la physionomie des grands acteurs, ils instruisent ceux que Taine nommait « les amateurs de zoologie morale. » Ils aident à mieux comprendre la formation d’une espèce, le développement des sous-ordres du personnel révolutionnaire. — Des profondes réserves accumulées par la fermentation intellectuelle du XVIIIe siècle, on voit sortir trois catégories d’hommes : à la première appartiennent les âmes généreuses dont le rêve transforma notre monde, les penseurs agissans qui dominèrent la Constituante et la Législative ; de la seconde surgissent les géans sinistres et sanglans de 1793, monstres héroïques, égaux par l’énergie aux forces terribles qu’ils avaient déchaînées. La troisième, c’est le fretin soulevé par la tempête, ballotté, à peine visible au temps des grandes agitations, laissé à découvert par le flot qui se retirait, demeuré maître de la vase et y pourrissant promptement pendant les années du Directoire. — Le mérite de notre auteur est de nous fournir un échantillon notable de cette dernière catégorie.