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cru que son heure sonnait. Vit-on jamais une ombre plus maladroite? Elle tombe dans le grand branle de l’épopée napoléonienne. Toute falote et dissonante, elle gémit ses tristes récriminations entre les fanfares de ces soldats impériaux dont les récits passionnent aujourd’hui nos imaginations. Si du moins elle s’était mise en frais pour soutenir la concurrence? Mais ce témoin d’une révolution à laquelle il ne comprit rien ignore l’art d’intéresser; il raconte peu, il plaide, pour lui-même ou contre ses adversaires ; les événemens se décolorent sous une plume qui n’y cherche que des argumens, ils se mêlent sans ordre et glissent sans relief, dans une clarté trouble; c’est la Révolution vue du fond d’un greffe de procureur. Le style est d’un portier qui a lu Rousseau, pâteux et plat quand il ne se guindé pas à des prosopopées réjouissantes. Décrit-il sa propriété de l’Anjou, Lareveillère s’interrompt : « Chère Clémentine, tu étais encore alors notre seule enfant ! C’est toi qui posas la première pierre de cette construction que la fureur des discordes civiles devait rendre si éphémère. Le premier légume, — c’était une carotte, — que nous récoltâmes dans notre jardin fut aussi arraché en ta présence et celle de ta mère, porté par toi à la maison et apprêté par elle. Qu’il nous parut bon, ce premier produit de la propriété! »

Ces Mémoires laisseront une déconvenue au lecteur qui en attendrait un vif plaisir; les historiens y pourront glaner, à la condition de lire avec précaution. Quelques-uns, et non des moindres, ont fait grand état de cette déposition, où l’honnêteté moyenne et la prudence bourgeoise masquent le défaut de clairvoyance. M. Thiers eut communication du manuscrit; il en a tiré parti ; je crains qu’il n’ait cédé à la fascination qu’exerce une source inédite sur celui qui peut y puiser le premier. Michelet conçut un inexplicable engoûment pour Lareveillère ; c’était, il est vrai, le Michelet des derniers jours, l’auteur fumeux et colérique de l’Histoire du XIXe siècle, qui écrivait en 1871 : « Enfin, grâce à Dieu, au bout de près d’un siècle, nous pouvons lire les mémoires, excellens et visiblement véridiques, de Lareveillère-Lépeaux, le meilleur et le plus ferme républicain de ces temps-là. Il a écrit ces mémoires fort tard, vers la fin de sa vie, avec une fermeté de justice admirable. » Et Michelet prend fait et cause pour Lareveillère, contre Carnot avec embarras, contre Bonaparte avec fureur<ref> Michelet, Histoire du XIXe siècle, t. II, p. 126 et passim. </<ref>.

Taine a vu plus clair dans la médiocre cervelle de l’homme qu’il appelait « un pauvre imbécile à principes, Lareveillère-Lépeaux, avec sa vanité de bossu, ses prétentions de philosophe.