Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/662

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rible tempête des ombres, dans le gouffre de l’Amenti[1] !

II. Le dédoublement ou le ressouvenir de l’âme. — Mais voici que, du fond de ses ténèbres, elle aperçoit dans les hauteurs de l’air une forme lumineuse portant un sceptre et un casque ailé et qui lentement descend[2]. Elle s’entend appeler par son nom. « Qui es-tu ? — Appelle-moi Hermès. Je suis ton génie-guide. Les dieux m’ont ordonné de faire pour toi une vérité de la parole d’Osiris. J’ouvre les voies; je fraye les chemins. Regarde[3] ! » Hermès touche l’ombre de son sceptre où s’enlacent deux serpens. Aussitôt elle recouvre le mouvement, la vue et la parole. Des traînées éparses d’âmes blanches dessinent dans l’espace des degrés inégaux. Tout en haut, une lueur aveuglante fait une trouée dans l’air opaque et secoue de son sommeil funèbre l’âme cramponnée à son tombeau. Sous cette irruption de lumière, tout d’un coup, elle se souvient de sa vie divine passée : « Je ne suis donc pas une larve maudite ? une ombre qui passe ? Je suis une âme vivante, une parcelle d’Osiris ! — Pour mieux te souvenir, monte avec moi dans la région du soleil. — Hélas ! je n’ose, je ne puis ! Le poids de ma vie terrestre me retient, je suis prisonnière démon ombre, dans le réseau d’Anubis,dans les entrailles de Sèt. — Esprit immortel ! il faut te séparer de ton ombre mortelle. — La laisser dans son angoisse ? Je ne veux pas. — Alors, tu ne monteras pas avec moi comme une flamme pure, tu ne t’élèveras pas comme l’épervier d’Horus dans le ciel d’où tu es descendue. Et quand Hermès t’aura dit adieu, la destruction, l’oubli et la mort tomberont sur toi pour t’effacer du livre des vivans. — J’entends deux voix. Mon ombre, rivée à la terre, supplie : reste ! la lumière me fait peur ! L’esprit d’en haut clame comme une longue fanfare : Monte ! et brave tout ! Périsse ton ombre, plutôt que de ne pas voir le ciel ! À quelle voix obéir ? Horreur ! je suis double ! — Je suis le bon pilote. N’écoute pas l’autre. Il te mènerait au serpent Aker et à la demeure de l’anéantissement[4]. Moi

  1. L’Amenti comprenait, dans l’idée des Égyptiens, toute la région de l’espace comprise entre la terre et la lune. Pour les âmes mauvaises, c’était surtout l’ombre nocturne de la terre. Ils croyaient que le premier plongeon dans ce gouffre était chose redoutable pour les âmes troubles et non munies de la lumière intérieure.
  2. Comme tous les dieux, Toth-Hermès avait beaucoup de significations et de rôles sur les monumens égyptiens ; il porte une tête d’ibis, l’oiseau de la sagesse. Mais il était aussi le guide des âmes et un nom générique pour le génie, protecteur de chaque homme. Je lui laisse donc ici les attributs que lui ont donné les Grecs dans son rôle ésotérique de psychopompe.
  3. Livre des Morts, ch. I, traduction de Paul Pierret.
  4. Le mauvais pilote est représente dans le Livre des Morts (édition de Lepsius en hiéroglyphes accompagnée de vignettes) par un rameur assis dans une barque, la tête tournée en arrière. C’est l’instinct matériel qui ramène à la terre, à la réincarnation. Le bon pilote est figuré par un rameur qui a la tête tournée en avant, vers la