Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/653

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

phages des taureaux d’Apis embaumés et divinisés, m’ont paru la plus monstrueuse aberration du polythéisme et de l’exploitation théocratique. Gaies et vives cependant sont les impressions du tombeau de Ti. Rien de plus souriant que ces chambres mortuaires couvertes de peintures d’un réalisme naïf, fraîches galeries qui s’ouvrent sous le sable du désert et racontent au voyageur la vie égyptienne d’il y a quatre ou cinq mille ans : des scènes de labour, des offrandes de fruits et de fleurs, des barques et des rameurs, des chasses d’oiseaux et des poissons au milieu de gerbes de roseaux et de bouquets de lotus ; l’âge d’or de la vie agricole et patriarcale. Les inscriptions disent les emplois du défunt. Ti vivait sous la VIe dynastie. Il était « l’un des familiers du roi, chef des portes du palais, chef des écritures royales, commandant des prophètes. » Sa femme était Nefer-Hotep, « palme et délice d’amour pour son époux. » Au-dessus des moissonneurs, qui dépiquent et récoltent le blé, on lit : « C’est ici la moisson. Quand il travaille, l’homme reste plein de douceur. » Après trois heures de chevauchée dans le désert, nous passons par des sables ondulés au pied de la pyramide de Sakkara, et nous rentrons dans la zone verte des terres cultivées. Là s’offre dans les champs un tableau de la vie primitive plus délicieux encore que ceux du tombeau de Ti. Toute la population d’un village de fellahs se repose dans l’herbe après sa journée de travail. Les fellahines sont accroupies en cercle, les jambes croisées, leurs nourrissons à cheval sur l’épaule ou pendus à la mamelle. Garçons et fillettes se vautrent en attitudes nonchalantes dans le trèfle dru, pêle-mêle avec les moutons à long poil, ou dorment sur le flanc des brebis assoupies, qui grignotent des feuilles en rêvant.

Nous rentrons dans la forêt de Bedrachin sous la flambée du soleil couchant qui embrase les troncs des dattiers, et nous repassons entre le colosse couché de Ramsès et le lac assombri par le crépuscule : — Repose en paix sous tes palmiers, repose quelques mille ans encore, image marmoréenne des grands rois d’un autre âge. Ton règne glorieux de soixante ans n’est plus qu’une légende et tes victoires, gravées sur cent pylônes, nous laissent indifférens. À peine savons-nous ce qu’était un Pharaon ! Mais ton effigie, où resplendit une âme, parle plus haut que ta renommée. En elle se perpétue ce que l’humanité peut produire de plus grand, quand elle ramasse toutes ses puissances : la force dans la jeunesse, un sage dans un héros, un voyant et un athlète de la vérité. Non, je n’oublierai pas la blancheur de ton regard solaire ouvert sur l’azur !

Tout le monde s’est rembarqué. Le bateau reprend sa course et file sur la nappe tranquille. Memphis et sa nécropole, tout a