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liers, qu’une myriade de frères et de jeunes fils, fussent-ils réunis tous ensemble ! J’ai accompli ces choses par le conseil de ta bouche et je n’ai pas transgressé tes conseils ! Voici que je t’ai rendu gloire aux extrémités de la terre. » Ammon répond : « C’est moi, ton père ! Je suis le seigneur de la force, aimant la vaillance ; j’ai reconnu un cœur courageux et suis satisfait. Ma volonté s’accomplira. » La statue de Ramsès a été retrouvée dans le lac de Bedrachin, presque intacte. Les pieds seuls ont disparu. Sa longueur totale était de dix mètres. On la voit maintenant couchée sur le dos, à l’ombre des palmes, près du lac tranquille. On a construit un petit escalier en bois qui enjambe la poitrine du colosse. Lorsqu’on monte sur la passerelle, on domine son visage, d’une blancheur éclatante comme du marbre de Carrare. Je n’ai rien vu d’aussi beau dans l’art égyptien. Ramsès porte la double tiare des pharaons, le pschent avec l’uræus. Cette tète, qui rappelle le type sémitique par la courbe du nez et la grosseur des lèvres, semble un portrait parlant. Rien ne peut rendre l’expression de jeunesse héroïque répandue sur toute la face, le noble sourire qui épanouit la bouche et dilate ces yeux pleins d’un clair courage et d’une grande pensée. C’est la candeur dans la force, la spontanéité dans la plénitude de la conscience. La main droite du roi tient la croix ansée ; sa gauche, le sceptre, comme pour montrer que la prêtrise de l’initiation religieuse doit précéder la puissance royale. La large poitrine porte en travers un bouclier surmonté d’une couronne, avec cette inscription : Ramsès, favori d’Ammon, fils du Soleil, gardien de la vérité. Les écailles d’une souple cuirasse moulent les reins étroits du lutteur. Cela donne l’idée d’un héros qui dépense joyeusement sa force exubérante au service d’une haute mission, et brillant de jeunesse éternelle. Ajoutez à cela le cadre majestueux des palmiers dont la forêt touffue environne le lac et dont les branches ombragent le superbe colosse, couché, — mais non endormi, — car il semble veiller toujours.

Je ne sais si Ramsès II eut ce rayon divin ; mais l’artiste de génie qui a sculpté ce bloc a certainement exprimé en lui l’idéal du pharaon, d’un roi de justice et de vérité, d’un héros identifié avec le dieu qu’il manifeste. Pour une fois l’art égyptien, brisant sa gaine hiératique, a devancé l’art grec et moulé l’idéal dans la vie. Aussi cette statue en dit-elle plus que tous les temples et tous les musées.

Après cette rencontre inattendue du géant d’un autre âge dont l’effigie donne la sensation d’une présence divine, toute la nécropole de Memphis m’a laissé froid. Les caves du Sérapéum, cette glorieuse découverte de Mariette, avec les énormes sarco-