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de bâtir une ville à la pointe du Delta, d’en faire un port ouvert, et de lancer ainsi la civilisation égyptienne vers la Méditerranée. Pour cela il commença par concentrer sous son autorité tous les nomes de la haute et basse Égypte. Il détourna ensuite le Nil de la chaîne libyque par la construction d’une digue. Il contraignit ainsi le fleuve à se creuser un nouveau lit et à féconder un autre morceau du désert en coulant au milieu des deux chaînes de montagnes. Pour protéger la ville contre les invasions, il l’entoura d’un lac artificiel. Ména consacra la cité à Phtah, le démiurge des élémens, qui pétrit et re forge les mondes dans son moule comme il avait lui-même pétri et re forgé l’Egypte dans le sien. Après quoi, il joignit l’urœus des rois à la tiare des grands pontifes et se fit couronner pharaon. Ainsi s’éleva Memphis, Mennefer « le Port des bons ». Elle avait six lieues de pourtour et régnait superbe entre son lac, le désert et le Nil. Le mur blanc de la forteresse royale, les rouges pylônes du Temple de Phtah et le colosse du Dieu dominaient au loin les campagnes et le fleuve. Il y avait un quartier des étrangers : on l’appela « le Monde de la vie ». Il retentissait jour et nuit du cri des marins, et plus tard des orgies de l’Astarté phénicienne. Cependant, on arrivait à la nécropole du désert par un vallon délicieux et solitaire que les voyageurs grecs comparent à la prairie des asphodèles dans les Champs élyséens. On traversait le lac sur des barques, et l’on arrivait au temple de Tefnout, aux portes de l’Amenti et de la Vérité, gardées par une statue de la Justice sans tête.

De la vaste cité il ne reste rien, pas même les fondemens. Au xiiie siècle encore, Abdallatif admirait les ruines de Memphis, qui, dit-il, confondent la raison. Depuis, on a bâti le Caire avec ses débris, le Nil a recouvert la plaine de son limon, et une forêt de palmiers a poussé dessus. Mais, pareille à un bois sacré, cette forêt garde un trésor qui en dit plus sur l’âme de l’Égypte et sur la nature de son génie que ne le feraient peut-être les ruines accumulées de l’énorme capitale : c’est le colosse de Ramsès II, le Sésostris des Grecs, le plus illustre des pharaons. Ramsès la fit élever en l’honneur de sa victoire de Kadesch, remportée sur les Khétas en Palestine. Dans cette bataille célèbre, chantée par le poète Pentaour et qui resta l’Iliade des Egyptiens, le courage et la présence d’esprit du jeune roi décidèrent de l’issue du combat. Huit fois, il traversa les rangs ennemis sur son char de guerre dont les chevaux s’appelaient « Victoire à Thèbes ! » Le poète, dont les vers, gravés sur les murs de plusieurs temples, sont parvenus jusqu’à nous, représente Ramsès enveloppé par les ennemis, abandonné des siens, invoquant son Dieu : « Je pense qu’Ammon vaut mieux pour moi qu’un million de soldats, que cent mille cava-