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La vue est unique en son genre. Planant à la limite du désert, Fœil embrasse deux régions qui se heurtent et se découpent l’une sur l’autre d’un violent contraste. D’un côté, la vallée du Nil étale en tapis d’émeraude ses verdures savoureuses, rayées de canaux d’argent et semées de villages, nids d’oiseaux, sous leurs touffes de palmes. La ville du Caire est couchée à l’horizon en sultane paresseuse, appuyée au Mokkatam, ayant pour couronne la citadelle et pour aigrette la mosquée de Méhémet-Ali. Le Nil coule majestueusement à ses pieds, père et roi de la contrée qu’il arrose. On comprend que les anciens prêtres de l’Égypte en aient fait un dieu, symbolisant l’idée même de la vie. « Salut, ô Nil, s’écrient-ils, toi qui t’es manifesté sur cette terre — et qui viens en paix pour donner la vie à l’Égypte ! — Dieu caché qui amène les ténèbres au jour où il te plaît de les amener — irrigateur des vergers qu’a créés le soleil — tu abreuves la terre en tout lieu — voie du ciel qui descend... S’il décroît, dans le ciel les dieux tombent sur la face, les hommes dépérissent… Il prépare les biens des pauvres — il boit les pleurs de tous les yeux et prodigue l’abondance des fruits. » Mais tournons-nous vers l’ouest. Après ce tableau riant de vie, quelle image de mort, fauve, nue et sauvage ! Jusqu’à l’horizon les collines de sable déroulent leurs vagues convulsées en cassures jaunes et brunes, grises et mauves.

C’est l’océan du désert, plus terrible que l’autre parce qu’il est immobile. Pas un brin d’herbe, pas un arbuste : à perte de vue, des pyramides, des tombeaux, des ossemens qui blanchissent. On est saisi par le frisson du temps destructeur. Mais un sentiment d’orgueil lui succède, car l’homme a su donner à ces monumens funéraires un caractère d’éternité qui semble défier le temps et la mortelle-même. Chrétiens, barbares, Mamlouks, Arabes, Bédouins, archéologues, tous ont bêché et fouillé ces mausolées magnifiques. Ils ont à peine écorché leur surface : leur masse, leur forme, leur pensée est intacte. « Le temps, a-t-on dit, se moque des choses et les pyramides se moquent du temps. »

L’ascension et la descente de la grande pyramide suffisent pour rompre les genoux du voyageur, mais ce n’est que la moitié de l’épreuve et la moins dure, car il s’agit maintenant de pénétrer dans les flancs du monstre jusqu’au tombeau de Chéops. On sait avec quel art le pharaon réussit à barricader et à cacher sa demeure suprême. Non seulement l’entrée du tombeau était masquée par la surface uniforme du revêtement de granit, le couloir descendant était destiné à dérouter les futurs profanateurs, car il aboutissait à une fausse chambre inachevée et à un cul-de-sac. Le vrai couloir, conduisant au centre de l’édifice et au sarcophage du roi, avait été muré par un bloc de granit engagé dans la