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poésie grecque, mais ils résonnent avec la solennité et la majesté hiératique d’un chant religieux qui sort du fond d’un sanctuaire. Essayez ensuite de soulever un premier voile du Livre des morts et vous serez frappé de la conception pénétrante de l’âme qui s’en dégage. Considérez encore la doctrine secrète des prêtres de Thèbes en son monothéisme trinitaire, regardez l’illustration magnifique qu’en fournissent les temples de Dendérah et d’Edfou dans leur architecture comme dans leurs plafonds peints, et vous vous convaincrez que l’Égypte a produit une théogonie, une cosmogonie, et une psychologie originales. Saisissant enfin l’unité de conception qui rejoint ces trois domaines, vous affirmerez sans crainte que l’Égypte eut une science des principes, une vue profonde de l’univers et de l’homme, dont le mythe d’Isis et d’Osiris nous ofi’re l’expression poétique, le sommet et la fleur.

Si, après avoir fait la synthèse du panthéon égyptien, nous découvrons le sens éternel et universel des grands symboles qu’il a légués au monde, la raison de la condamnation sommaire prononcée sur lui par l’éminent auteur des Origines du christianisme nous apparaîtra clairement. Idéaliste en art, Renan fut naturaliste et positiviste en philosophie, en quoi il représente avec éclat l’esprit dominant de la seconde moitié du xixe siècle. Pour lui la vérité ne réside point dans les principes immuables d’une pensée divine plus ou moins imparfaitement reflétée par la conscience humaine, mais dans l’éternel devenir et dans le progrès indéfini de l’expérimentation historique. En effet, si l’Absolu est la chimère de l’Inconnaissable, il ne peut y avoir de vérité que dans le relatif. « L’âme est une résultante des forces du corps[1] » qui se dissout avec lui. Quant à Dieu, « s’il n’est pas encore, il sera peut-être un jour » sauf à disparaître le lendemain par le premier accident cosmique[2]. C’est pourquoi la Science et la Religion, la Raison et la Conscience se posèrent dans l’esprit de Renan et de son école comme deux catégories nécessaires de l’esprit humain, mais aussi comme deux adversaires irréconciliables, éternelle antinomie dont la solution n’est qu’abstraction vide ou superstition grossière.

Or, ce qui fait la beauté et la grandeur de l’Égypte, c’est justement ce que nie l’école positiviste, c’est-à-dire l’idée de l’Eternel et le sentiment de l’Immuable qui s’exprime dans toute sa civilisation. Cela nous explique d’un seul coup l’incompréhension et le mépris de cette école pour la terre d’Hermès. Si l’Inde s’est noyée dans le rêve de l’Infini, l’Égypte s’est murée dans l’idée de l’Absolu ; rôle austère et ingrat entre tous, mais de la plus haute

  1. Article sur Cousin, Essais de morale et de critique.
  2. Dialogues philosophiques, Avenir de la Science.