Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une observation facile à faire nous prouvera qu’il suffit de la supprimer pour supprimer le rire. Il arrive souvent aux esprits lents, il nous arrive à tous quelquefois de rire en retard, de rire quelques instans après le mot plaisant. Sur le moment nous n’en avions pas ri, nous n’en avions pas vu le double fond, le double sens; il nous avait tout au plus paru bizarre, imprévu; nous n’avions pas compris. Or à quel moment rions-nous ? C’est quand nous apercevons la seconde face du mot, quand nous voyons que ce mot bizarre était un mot tout simple, qu’il tombait juste, qu’il était inévitable. Alors nous nous disons : « Ah ! c’est vrai ! » et nous éclatons de rire.

D’autres expériences seront encore plus décisives. En voici une que nous avons déjà esquissée. Relisons le Roland que nous citions tout à l’heure en supprimant maintenant le rôle du souffleur : nous ne rirons plus; nous serons comme le public lui-même. L’auteur ne s’y est pas trompé ; il ne dit pas que le public rit des inepties du comédien : le public est ahuri, puis irrité; il siffle, il demande des excuses. Et en effet, si on coupe le rôle du souffleur, il ne reste qu’une morne extravagance. — Voilà une expérimentation en règle, et la méthode de différence est ici tout entière : nous laissons les paroles baroques, mais nous ôtons ce qui les rend naturelles; toutes choses égales d’ailleurs, nous supprimons seulement une des faces de chaque mot: le rire cesse, — Donc les deux faces étaient nécessaires.

Voici une expérience analogue : Arrivons au théâtre pour le second acte seulement du vaudeville. Nous aurons sous les yeux une situation bouffonne; nous entendrons des mots bouffons. Tout le monde rira autour de nous : nous, nous ne rirons pas, si ce n’est par sympathie. C’est que nous verrons seulement un côté de la situation et un côté de chaque mot : le côté baroque ; l’autre nous échappera, parce que les préparations nous ont manqué. — Dès lors la cause du rire n’existe plus pour nous : les scènes ne sont pas pour nous, comme pour nos voisins, à la fois absurdes et naturelles. — Hâtons-nous d’ajouter que la même impression se produit parfois, se produit même très souvent, quoiqu’on ait entendu le premier acte du vaudeville. Il y a des vaudevilles lugubres, il y en a même un très grand nombre. Pourquoi sont-ils lugubres? C’est précisément parce qu’ils ne sont pas assez fantaisistes, ou parce qu’ils ne sont pas assez clairs. Tantôt l’auteur n’a pas tiré de sa donnée des conséquences assez imprévues ; tantôt il ne les a pas tirées avec assez de clarté : on ne voit pas assez comment ces conséquences imprévues sont naturelles. Trop de complication, comme trop de simplicité, nuit. Dans un cas comme dans l’autre, en effet, la cause du rire reste incomplète :