Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cornelii et de Julii. C’est bien évidemment la raison qui fait que les Sittii sont si fréquens dans les environs de Constantine. Ce Sittius était un audacieux partisan à qui César, qu’il avait bien servi, abandonna le gouvernement de Cirta et de quelques villes voisines. Le règne de cet aventurier se termina vite, mais sa mémoire fut plus durable, si nous jugeons par le grand nombre des Sittii dont on a retrouvé la tombe. Ils ne peuvent pas tous descendre d’un homme, qui, ayant vécu peu d’années, n’a pas laissé une postérité si abondante ; il vaut mieux supposer que son souvenir était resté populaire dans le pays qu’il avait gouverné, et qu’on y était fier de s’appeler comme lui. On peut trouver qu’il y avait quelque outrecuidance à usurper ainsi des noms si retentissans ; mais les Africains, en ces sortes d’affaires, ne se piquaient pas d’être modestes. Une inscription nous apprend que deux femmes du pays, la mère et la fille, qui étaient probablement d’une condition fort ordinaire[1], voulant faire honneur à leur fils et petit-fils, l’ont appelé sans façon Julius Cicero.


IV

Ce qui prouve encore mieux à quel point la civilisation romaine a pénétré l’Afrique, c’est que presque partout on y a parlé latin. Comment cela a-t-il pu se faire ?

On répète souvent la belle phrase où saint Augustin laisse entendre que Rome, « la cité maîtresse », a pris ses mesures pour imposer au monde sa langue, avec sa domination[2]. Cette phrase, si on la prend à la lettre, n’est pas juste. Les Romains qui ont permis, autant que possible, aux vaincus de garder leurs lois, ne les ont jamais forcés de renoncer à leur langue nationale. Ils l’exigeaient seulement quand ils leur donnaient le droit de cité ; et alors c’était nécessaire. On raconte que l’empereur Claude, grand observateur des vieilles maximes, raya du nombre des citoyens un juge qui ne savait que le grec.

En réalité, les provinciaux n’attendaient pas toujours, pour parler latin, d’y être forcés ; ils se servaient souvent de la langue des citoyens romains bien avant de l’être. C’est en latin, on l’a vu plus haut, que les habitans de Gurza, qui n’était encore qu’une cité punique, demandaient à Domitius Ahenobarbus de vouloir

  1. Elles s’appelaient Sissoi et Sabbattrai, deux noms fort barbares. Il est possible que le jeune homme ait été adopté par un personnage qui portait ces deux noms illustres. En ce cas, c’est jusqu’au père que le reproche d’outrecuidance doit remonter.
  2. Opera data est ut imperiosa civitas non solum jugum verum linguam suam domitis gentibus per pacem societatis imponeret.