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parler, nous pensons encore à la fille ; de sorte qu’Harpagon, avec sa cassette, nous paraît extravaguer. Lorsque Valère reprend la parole, nous pensons à la cassette ; de sorte que Valère, à son tour, nous a l’air d’un fou. — Puis une réflexion instantanée nous fait voir ce qu’il y a de naturel dans leur absurdité apparente, ce qui s’y trouve même de nécessaire et de fatal.

Un autre procédé, très efficace, est le suivant : On nous montre un acteur qui ne sait pas son rôle, qui entend mal ce que lui dit le souffleur, et qui récite des extravagances. Rappelons-nous le plaidoyer de Petit-Jean[1]. Petit-Jean, après les premières lignes de son discours, s’arrête : il ne sait plus. Le souffleur, qui se tient derrière lui, lui souffle : « Des Persans. » — Petit-Jean déclame : « Des serpens. » — Le souffleur souffle : « Démocratique. » — Petit-Jean récite : « Démocrite. » — Le souffleur, impatienté, dit : « Hé! le cheval! » — Petit-Jean répète docilement : « Et le cheval. »

Les scènes de ce genre produisent souvent une envie de rire irrésistible. Je défie, par exemple, l’homme le plus grave de lire sans éclater de rire une courte scène, intitulée Roland, d’un de nos amuseurs les moins ennuyeux. L’acteur qui joue Roland dans le Fils de Ganelon ne sait pas son rôle. Le souffleur souffle : « Voici mes vieux compagnons d’armes. Salut ô mes preux! » — L’acteur récite : « Voici mes vieux compagnons d’Arles. Salut aux nez creux ! » — Le souffleur rectifie : « O mes preux. » — L’acteur se reprend : « Aux lépreux, c’est vrai. Salut, aux lépreux ! » — Le souffleur souffle : « Je suis le fameux paladin ! » — L’acteur déclame : « Je suis le fameux Paul Adam. » Le souffleur rectifie : « Paladin ! paladin ! » — L’acteur se reprend : « Péladan. Je suis le fameux Péladan! » — Le souffleur souffle : « Aussi vrai que je suis Roland ! » — L’autre écorche : « Aussi vrai que je suis Laurent, Durand. » — Le souffleur reprend : « Aussi vrai que je suis neveu de Charlemagne. » — L’acteur débite : « Aussi vrai que je suis le vieux Charlemagne. » — Le souffleur continue : « Avoir tant de vaillance ! » — L’acteur clame : « Avorton de Mayence! Heu, heu, je suis Gontran, je suis Gontran, vous dis-je, et je suis également Laurent, et même l’empereur Charlemagne! »

Il faut lire la scène tout entière pour en sentir la puissante bouffonnerie. Si jamais cas de rire fut franc, c’est bien celui-là. Demandons-nous donc ce qui se passe en nous à cette lecture.

Une remarque avant tout. Pour que les scènes de ce genre soient plaisantes, il faut que nous entendions nous-mêmes ce

  1. Les Plaideurs, acte III, scène III.