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l’absurde, et de l’autre naturels jusqu’à la naïveté; absurdes si on les isole, naturels si on songe aux « préparations ».

Que font, par exemple, les vaudevillistes? Ils s’arrangent pour amener une situation absolument insolite : par exemple, la rencontre en un même lieu de plusieurs personnes qui semblent s’exclure. Dans les Surprises du divorce, un divorcé remarié voit arriver dans son nouveau domicile qui? Son ancienne femme et son ancienne belle-mère. Et son ancienne femme est devenue sa belle-mère. Voilà une situation baroque jusqu’à l’invraisemblance. Mais en même temps les auteurs s’arrangent pour que cette situation baroque paraisse naturelle. Ils préparent notre esprit, ils le travaillent jusqu’à ce qu’il soit prêt à accepter cette extravagance, jusqu’à ce qu’il la désire, jusqu’à ce qu’il la trouve toute simple. Quand nous sommes à point, ils nous la posent hardiment sous les yeux. Que veulent-ils donc? Ils veulent que chaque scène soit d’un côté absurde et de l’autre inévitable; que chaque réplique nous semble à la fois absolument folle et absolument juste. Ils triomphent quand nous sommes à la fois étonnés de la baroquerie du mot et de son évidente nécessité.

Le vaudeville vit de méprises et de quiproquos. Qu’est-ce donc que les quiproquos ? Le mécanisme en est partout le même : nous, spectateurs, nous savons la vérité : le personnage, lui, ne la sait pas. Nous savons que tel événement s’est passé : le personnage l’ignore. Nous savons qu’il se trouve en tel lieu : lui, il croit être ailleurs. Nous savons qu’il se trouve avec telle personne : lui, il ne s’en doute pas. Nous savons qu’on lui parle de sa fille : il croit qu’on lui parle de sa cassette. — Et alors il dit des choses qui sont parfaitement absurdes, étant donné l’événement, le lieu, la personne, mais qui sont parfaitement sensées, étant donné ce qu’il ignore. C’est absurde, sachant ce que nous savons; c’est nécessaire, croyant ce qu’il croit. A chaque mot notre impression est double : le mot nous paraît extravagant d’abord et aussitôt après naturel. — Sans aller chercher un exemple dans quelque vaudeville, prenons le modèle : relisons, dans l’Avare, le fameux quiproquo de la cassette. Parlant de la fille, Valère dit : « J’aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela. » — Harpagon, n’ayant dans l’esprit que sa cassette, répond : « Ma cassette, trop honnête? » — Valère reprend : « Rien de criminel n’a profané la passion que ses beaux yeux m’ont inspirée. » — Et Harpagon, qui commence à ne plus comprendre, se dit : « Les beaux yeux de ma cassette? » — Le dialogue est ici d’autant plus plaisant que non seulement chaque mot d’Harpagon, mais aussi chaque mot de Valère, est risible. Quand Harpagon commence à