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que le vide. Cette pantomime était fort drôle, mais la suite l’était beaucoup plus. Le clown recommençait cinq ou six fois la même manœuvre, s’approchant chaque fois avec la même prudence de Peau-Rouge : chaque fois le chapeau-oiseau s’envolait, animé d’un coup de pied. Alors le clown faisait une tentative suprême: plus prudent, plus subtil, plus tortueux, plus sournois que jamais, il arrivait à portée du chapeau, et là... il le ramassait tout simplement comme si rien ne s’était passé. L’effet était irrésistible. Que se passait-il donc dans nos esprits?

Voici, très probablement, ce qui s’y passait: L’insuccès répété du clown, les envolemens successifs du chapeau, avaient un effet très simple : une idée s’installait en nous, l’idée que ce chapeau était un être animé, que ce chapeau fuirait toujours, que le même coup de pied l’enverrait indéfiniment dans l’espace. A la sixième fois, il ne restait plus en nous aucun doute : le pli était pris ; le clown ferait bien mieux de s’arrêter, il allait encore échouer : le chapeau allait encore s’envoler. Et voilà ce chapeau qui se laissait ramasser comme un vulgaire chapeau de bourgeois! Cela nous paraissait baroque, absurde : l’habitude était déjà si bien prise! Au premier moment on ne comprenait plus. Mais tout de suite la pensée revenait : Ce n’est qu’un chapeau ; il est assez ordinaire que les chapeaux ne se sauvent pas tout seuls. De sorte que ce fait, baroque au premier moment, était aussitôt reconnu comme le plus naturel, le plus commun, le plus banal des faits. Ici encore, dans le surprenant on retrouvait le banal. Le même fait, d’un côté, était absurde, et de l’autre, familier, inévitable, nécessaire.

Les trois analyses que nous venons de faire coïncident donc sur ce point. Chaque fois que nous rions, il se produit en nous un double phénomène. Un acte nous paraît surprenant : voilà le premier temps, et aussitôt nous le reconnaissons comme habituel : voilà le deuxième temps. — On pourrait très facilement contrôler ce résultat sur d’autres exemples : un ronflement dans une grave assemblée ; les titubations d’un homme ivre ; les mines des singes; au théâtre, dans la scène du crime, un pistolet qui rate deux fois de suite; un petit homme qui se baisse en passant sous une porte beaucoup plus haute que lui. Partout on retrouvera le même élément : quelque chose de surprenant et d’absurde qui, d’un autre côté, est naturel et banal.

Étudions maintenant non plus des actes, mais des mots plaisans; cherchons comment s’y prennent les « professionnels », ceux qui ont pour métier de faire rire, et qui y réussissent. Nous verrons qu’ils s’y prennent tous de la même façon : ils nous présentent des mots qui, d’un côté, sont invraisemblables jusqu’à