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nous trouvons cet acte absurde, une réflexion rapide nous le fait trouver très simple. Nous songeons que notre homme croit la porte fermée. Nous songeons qu’aux yeux du clown le boulet est un vrai boulet. L’effort qu’ils font est donc très naturel : nous en aurions fait autant. C’est alors que nous rions.

Ainsi un acte qui nous semblait baroque nous semble naturel. Nous reconnaissons, dans un fait insolite, un fait habituel, dans un fait absurde un fait banal. Une même chose nous apparaît comme surprenante et nous apparaît comme familière. Voilà ce qu’il y a dans l’esprit du rieur.

Voici un second exemple : les fausses sorties et les fausses rentrées d’un acteur. Le procédé est très connu et très banal. Un personnage, généralement animé d’un sentiment vif, de colère par exemple, sort en proférant une menace. On le croit parti; la porte se rouvre, il reparaît en renouvelant ses menaces; nouvelle sortie, nouvelle rentrée, souvent jusqu’à satiété. Cependant nous rions presque toujours, pour peu que le comédien y mette de l’entrain. Que se passe-t-il donc en nous? — Avant tout, ces fausses sorties nous paraissent baroques, absurdes. C’est la première impression, toute naturelle : dans la vie ordinaire, on ne rentre pas ainsi quatre ou cinq fois de suite ; il y a là quelque chose de contraire à toutes nos habitudes et au bon sens même. Mais ce n’est là que le premier temps, il y en a un second. Cette action, à peine nous a-t-elle paru baroque qu’elle nous paraît très simple : nous songeons que ce personnage est fort en colère, et que la colère a de ces insistances et de ces retours : c’est une expérience qui nous est familière. — Nous reconnaissons donc, dans un fait qui semblait insolite, un fait qui nous est familier; dans une action qui semblait absurde une action très rationnelle. Le même acte, vu d’un côté, est baroque; vu de l’autre, il est vulgaire[1].

Considérons un dernier exemple d’action plaisante. Il s’agit cette fois d’une invention de clown qui soulevait, à l’Hippodrome je crois, une formidable tempête de rire. Le clown jetait son chapeau sur le sol ; et alors, avec des précautions infinies, avec la sournoiserie d’un chat qui s’apprête à saisir une proie, se glissant, hésitant, s’arrêtant, rampant, faisant signe de se taire à toute l’assistance, insensiblement il se rapprochait de ce chapeau de clown, qu’il feignait de prendre pour un oiseau. Parvenu à distance convenable, rasé contre terre, il étendait la main pour le saisir ; mais au même moment, d’un coup de pied habile, il l’envoyait à dix pas : l’objet lui échappait et sa main ne saisissait

  1. La même analyse serait valable pour les répétitions de mots : « Et Tartuffe » — » Sans dot » — « Que diable allait-il faire dans cette galère », etc.