Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/620

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous pouvons même accorder que, dans tout ce qui fait rire, il y a du baroque. Il n’y a sans doute pas un mot, un acte, une situation, une attitude, qui soient vraiment risibles sans présenter quelque étrange té. — Un mot plaisant est un mot baroque, qui, sans doute, semble naturel dès qu’on pense à la situation ou au caractère de celui qui parle, ou à l’objet désigné, mais qui, avant tout, est baroque. — Une action risible est toujours une action qui paraît baroque, au moins au premier moment : telles les fausses rentrées d’un comédien ou les titubations d’un homme ivre. — Une attitude n’est jamais risible sans quelque bizarrerie : les mines des acteurs, quand elles font rire, sont étranges, soit par leur placidité dans les circonstances les plus critiques, soit par leur ahurissement dans les circonstances les plus ordinaires. — Enfin une situation plaisante est toujours une situation insolite : ce sera la rencontre paradoxale de plusieurs personnes qui semblent s’exclure ; la rencontre, en un même cœur, de deux sentimens étonnés d’être ensemble ; la présence d’un personnage là où, de toute évidence, il ne devrait pas être ; ou simplement une complication inédite de mésaventures. — Il y a donc, dans la théorie que nous discutons, une large part de vérité : il y a du baroque dans tout ce qui fait rire.

Mais ce que nous contestons, c’est que le baroque fasse toujours rire. Il y a des événemens contraires à l’ordre normal et qui n’ont rien de risible. Si je vois un fardeau écrasant sur les épaules d’une pauvre petite vieille, voilà de l’insolite et du baroque : pourtant je ne ris pas. — Bien plus, si la théorie était vraie, quels seraient les spectacles qui feraient le plus sûrement rire ? Ce seraient ceux qui, par leur nature même, sont étranges et insolites. Ce seraient d’abord les exercices de cirque ; le cirque moderne est le royaume du baroque : on y voit des chevaux qui dansent, des cochons qui jouent à saute-mouton, des musiciens qui jouent leurs airs sur des bouteilles ; ce devrait être aussi le royaume du rire : toutes nos habitudes s’y trouvent contrariées, toutes nos routines bouleversées. Cependant nous ne voyons pas qu’on y rie beaucoup plus qu’ailleurs ; et même tous ces exercices extravagans ne font guère rire : si l’on rit au cirque, c’est des facéties accessoires, ou des incidens de détail. — Mieux encore, la prestidigitation serait l’idéal du risible : son objet propre est précisément de produire des effets contraires à toutes les lois connues, à toutes nos habitudes d’esprit : une muscade disparaît, reparaît, passe d’un gobelet sous un autre ; une cage, avec un oiseau s’évanouit entre les doigts du magicien ; un mouchoir déchiré, brûlé, se retrouve intact au fond de trois boîtes ficelées et cachetées d’avance ; d’un chapeau sortent des boulets de canon :