Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/619

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans les centres nerveux. Ce n’est pas que la psychologie physiologique soit à dédaigner, et nous avons tous pour les travaux de M. Ribot la plus réelle admiration. Mais il est non moins évident que les faits moraux, en eux-mêmes, ont, pour l’humanité, un intérêt capital; qu’en connaître les lois ne peut pas être superflu; et que, par suite, la psychologie pure est légitime. Nous chercherons aussi à nous préserver de toute métaphysique, à ne rien dire qui ne puisse être vérifié par chaque lecteur, sur lui-même. Et enfin nous tâcherons d’appliquer aux faits psychologiques les procédés rigoureux de preuve qu’emploie la physique. Il est trop clair qu’ils perdront ici, faute de mesures précises, un peu de leur puissance. Ce n’en est pas moins un devoir de les employer dans les limites où nous le pouvons.


I

Quelles sont, d’abord, les principales solutions qui ont été proposées? — Il est à peine besoin d’indiquer l’opinion vulgaire, d’après laquelle le rire serait causé par la joie. Cette opinion n’a que le mérite de la simplicité. Il est trop évident que la joie ne fait pas toujours rire : il y a des joies graves. Il est également évident qu’on rit parfois sans être joyeux : il y a des rencontres qui arrachent le rire, même à la tristesse. Sans doute, la joie dispose au rire, elle ne le produit pas.

Voici une des opinions les plus communes : ce qui fait rire, ce serait le baroque, l’insolite, ce qui est en désaccord avec nos habitudes d’esprit; plus exactement, ce qui leur est contraire; ce qui viole les usages traditionnels ; ce qui rompt le cours familier des choses. Que faut-il penser de cette solution[1] ?

Reconnaissons d’abord que le baroque est souvent risible. Dans un costume démodé ou sentant sa province, ce qui fait rire, c’est la bizarrerie des couleurs ou des formes. Une caricature fait rire par des disproportions qui sont contraires à toutes les lois naturelles. Un homme qui parle tout seul à haute voix est risible : c’est qu’il y a là un oubli anormal de toutes les contraintes sociales. La promenade paisible d’un chien dans une église, pendant la messe, ou mieux, pendant le sermon, fait rire pour la même raison : cette visite est contraire à toutes les habitudes de recueillement, à la majesté traditionnelle du lieu. — Ainsi le baroque est souvent risible. Nous saurons plus tard à quelle condition.

  1. Cette théorie est celle qu’adopte Darwin. D’après lui, la cause du rire est « une chose incongrue ou bizarre, produisant la surprise et un sentiment plus ou moins marqué de supériorité. »