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considéraient sans doute la mort avec cette insouciante philosophie naturelle à leur race. C’était dans leurs groupes une conversation sans éclats, une bonne humeur facile et sans aucune de ces hystéries sinistres des alentours de la Roquette. Ces hommes et ces femmes avaient connu Seymour, ils venaient là, sans aucune idée d’être admis à l’intérieur, comme on vient demander des nouvelles d’un agonisant, avec ce besoin de savoir quand et comment la chose a fini, si naturel, si instinctif, qu’on lui pardonne sa naïve férocité. Je n’entendis, durant les cinq minutes que je demeurai là, après avoir fait passer ma carte et le mot du shériff, qu’une seule plaisanterie, d’un ordre bien innocent. Le gardien qui m’appela pour m’introduire, fit précéder mon nom de ce titre de docteur dont m’avait affublé M. Williams :

— Pauvre Henry ! dit un jeune homme, il a bien besoin d’un médecin.


Entre l’enclos et la prison, — une construction banale en briques rouges, — s’étendait un terrain vague, vide en ce moment. Trois vaches y paissaient et deux petits garçons y jouaient à la palette. Ce quotidien de l’existence, que l’on ne remarque même pas aux heures ordinaires, est toujours sinistre, quand un drame s’y juxtapose. Mais était-ce vraiment un drame ? L’aspect de la pièce où j’entrai d’abord, dans le rez-de-chaussée de cette prison, permettait d’en douter. Cinq ou six hommes étaient là, des blancs, ils fumaient et devisaient aussi paisiblement que si la potence n’eût pas été là, dressée dans une petite cour intérieure et visible par la fenêtre. L’énorme corde jaunâtre, enduite de suif, descendait d’une poutre transversale, immobile et menaçante. Ces personnages ne la regardaient même pas. Celui auquel je m’adressai pour savoir l’heure exacte de l’exécution eut pour me répondre : « Deux heures moins un quart, » le même accent de parfaite indifférence que s’il m’eût annoncé le départ d’un train.

— Et pourquoi cette heure plutôt qu’une autre ? demandai-je.

— C’est le condamné qui l’a voulu, répliqua l’homme. On lui a laissé le choix depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre de l’après-midi. Il a choisi deux heures moins un quart afin d’avoir encore son lunch…

— Avoir son lunch ! m’écriai-je, mais il n’aura pas le courage d’en avaler une bouchée…

— Oh ! il a beaucoup de nerf, dit un autre des fumeurs. Vous n’avez qu’à monter, vous verrez s’il n’est pas en. train de manger avec autant d’appétit que vous ou moi. Le shériff vient de lui apporter justement les plats lui-même, il n’y a pas cinq minutes.