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et de ce portefeuille un morceau de papier signé du shériff et à mon nom, il me le fit voir. On a mis docteur devant parce que je vous ai présenté comme un médecin étranger qui veut voir pendre un homme pour un but scientifique.

« Voir pendre un homme, » me répétai-je machinalement lorsque l’hôtelier m’eut quitté et que je me retrouvai seul au milieu du hall, tenant en main cet étrange ticket de faveur. Je me souvins. Je froissai ce chiffon de papier que je jetai par terre dans un des coins de ce promenoir public, pour mettre cet irréparable entre la tentation d’assister à ce supplice et la voix qui me disait : « Tu n’iras pas là… » Et un quart d’heure plus tard je redescendais de ma chambre pour ramasser ce permis. Je le retrouvai, heureusement ou malheureusement, et je lui redonnai une forme présentable. Dès ce moment j’éprouvais que la tentation était trop forte et que j’irais voir cette mort. Probablement toutes les personnes cultivées qui ont eu la fantaisie terrible d’assister à une exécution capitale, ont subi les mêmes émotions nerveuses qui m’assaillirent durant les heures suivantes. Il y entre des sentimens assez complexes : une pitié d’abord pour le malheureux dont l’agonie va nous servir de spectacle, et un remords d’aller là, en effet, comme à un spectacle, une anxiété torturante à l’idée de ce que cette vision aura d’abominable et une espèce de curiosité bien humaine, dont j’oserai dire qu’elle est, au demeurant, d’un ordre assez noble. Le mystère de la mort, celui de la responsabilité, celui du droit social sont cachés derrière une pareille exécution. On va les regarder bien en face, ces trois redoutables mystères, — non plus dans la lettre froide des livres, mais dans de la chair et dans du sang. C’est en nous alors un frisson de l’être le plus intime, comme à l’approche de toutes les choses tragiques et irrémissibles de la vie. Du moins je peux affirmer que je sentais ainsi en m’acheminant, le jeudi, à midi et demi, du côté de la prison. L’exécution était fixée pour deux heures. La journée rayonnait, aussi pure, aussi printanière que l’autre. Le soleil était dur déjà, et la foule massée autour de la clôture de planches et d’arbres au centre de laquelle se dressait la prison, se serrait contre la palissade afin d’avoir un peu d’ombre. Ce retrait des gens rendait plus sinistre la solitude d’une voiture, arrêtée au milieu de la route, et sur laquelle se trouvait un cercueil tout neuf. La planche d’en haut était montée sur des clous très longs, à moitié enfoncés et dont les têtes dépassaient. Mais dans cette foule bavarde et gaie qui donc regardait cette voiture et cette bière ? Les quelque deux cents personnes assemblées là, presque toutes des nègres,