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sont tous des Carthaginois. Soixante-quinze ans plus tard, la ville éprouve encore le besoin de se donner un patron, et elle rédige un nouveau décret pour le lui faire savoir ; mais cette fois le latin est irréprochable, et les délégués qui sont chargés d’apporter le décret à Rome s’appellent Herennius Maximus fils de Rusticus, et Sempronius Quartus, fils d’Iafis. Ainsi en moins de quatre-vingts ans la ville a pris un autre aspect, et ce qui en est le signe manifeste c’est que les citoyens importans se sont empressés de quitter leur nom[1].

Ce changement, surtout quand il n’était pas obligé, ou que même il était défendu, prouve de la part des Africains un grand empressement pour aller au-devant de la domination romaine. On prend un nom romain, comme on porte la toge, par vanité, par ambition, par flatterie, parce qu’on veut laisser croire qu’on est au nombre des vainqueurs, ou qu’on pense leur plaire. Les audacieux le font résolument, d’un seul coup ; d’autres y mettent plus de formes et y arrivent par degrés, de manière à ménager l’opinion. Je demande la permission de puiser encore une fois dans les recueils d’inscriptions pour en donner un exemple : ces petits faits qu’on y rencontre servent singulièrement à éclairer la grande histoire. En étudiant les ruines de Cillium, dans la Byzacène, M. Cagnat tomba sur une série de stèles funéraires où sont représentés des personnages assez grossièrement sculptés. Comme elles se ressemblent entre elles, il jugea qu’elles devaient appartenir à la même famille. Ce sont des indigènes, qui paraissent avoir résisté quelque temps à la tentation de devenir Romains ; mais ils finirent par y céder. Un certain Masaca deux fils ; l’un, qui s’appelle Masul, épouse une de ses compatriotes et reste fidèle aux traditions de ses pères, l’autre prend le nom de Saturninus. C’est un premier pas, qui ne l’engage guère. Ce surnom, emprunté au plus grand dieu de l’Afrique, y devait être fort commun et n’avait en apparence aucune prétention. Mais il se marie à Flavia Fortunata qui paraît bien être une Romaine, et leur fils, qui a peut-être acquis le droit de cité, efface la dernière trace d’une origine étrangère en s’appelant résolument Flavius Fortunatus[2]. Voilà comment une famille est devenue tout à fait romaine en trois générations. Cette

  1. A la vérité, Mommsen suppose que les habitans de Gurza ont pu, dans l’intervalle, recevoir le droit de cité latine, ce qui permettait à leurs magistrats de prendre des noms romains. Mais, dans tous les cas, il n’est pas rare de voir des familles où les fils reprennent, on ne sait pourquoi, leur nom berbère que leurs pères avaient quitté, ce qui prouve que les pères l’avaient quitté sans aucun droit. Car, si les pères avaient été citoyens romains, les fils n’auraient pas cessé de l’être.
  2. Horace nous apprend que ces enfans de mariages mixtes étaient appelés hybridas et qu’on les tenait en fort petite estime dans la société romaine. Ils n’en faisaient pas moins souche de Romains.