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si je l’avais gardé auprès de moi, même après cet épisode du couteau, en essayant d’apprivoiser cette âme sauvage, j’en aurais fait un honnête homme. — Il était bon serviteur. Il avait de la grâce et de la câlinerie… C’est justement le contraste entre cette câlinerie et ce monstrueux mouvement de défiance qui me l’avait fait prendre en haine. Tant d’hypocrisie jointe à tant de jeunesse me révoltait. Avais-je raison ?… Enfin tout cela m’est revenu quand je l’ai eu là, au bout de mon fusil, — ce fusil qu’il m’a tant porté ! J’ai bien fait de ne pas tirer. Il aura le temps de se repentir avant sa mort…


III

Des événemens comme ceux auxquels je venais d’assister ne sont pas très extraordinaires à Philippeville, dans une cité où l’on ne se souvient guère d’avoir passé une année sans quelque lynchage. Aussi la vie usuelle reprit immédiatement son cours, et, comme, au soir même de cette dramatique journée, j’allais renouveler ma provision de tabac de Richmond, je reconnus dans l’épicier qui me le vendait un des cavaliers avec lesquels j’avais couru la forêt à la recherche d’Henry Seymour. Il mâchait sa chique avec le même flegme impassible, et nous ne fîmes pas plus d’allusion à notre aventure que deux Parisiens se rencontrant au cercle, à cinq heures, ne se parlent du salut qu’ils ont échangé au Bois. Même le journal n’apportait pas au récit de la poursuite l’exagération à laquelle je m’attendais. C’est un trait du caractère des Américains : ils cessent de s’abandonner à leur naturelle outrance dès que les circonstances deviennent vraiment sérieuses et tragiques. Quant au colonel, à qui je rendis visite dès le lendemain, je sus qu’il était parti pour la chasse à la première heure, tandis que miss Ruth était allée à son école. Il n’y eut que M. Williams sur lequel l’événement parut avoir fait une impression profonde, car il ne se retint pas de me montrer une joie presque indécente. Mais il la justifia par un naïf aveu professionnel.

— Les gens de Philadelphie dont je vous ai parlé seront ici après-demain, me dit-il. Je leur ai télégraphié tout de suite la prise de Seymour. Ils auront eu la nouvelle de son arrestation en même temps que celle de sa fuite, et ils m’ont répondu par cette dépêche qui m’annonce leur arrivée… Ah ! j’ai eu bien peur… Et j’oubliais de vous remettre votre billet d’entrée pour l’exécution. Seymour n’est pas assez blessé, paraît-il, pour qu’on ne le dépêche pas demain, jeudi, comme c’était fixé. Je vous ferai savoir l’heure… Tenez, ajouta-t-il, et, tirant de sa poche un portefeuille