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— Comment n’avez-vous pas passé la rivière dès hier au soir, Henry ? demanda-t-il.

— C’est que nous sommes allés jusqu’au pont de Georgestown, colonel, répondit l’autre, et les eaux l’avaient emporté. Il restait deux partis à prendre, descendre vers l’autre pont encore, celui de Berkeley farms, à vingt milles plus bas, ou remonter vers celui-ci. Nous connaissions mieux les chemins. Nous avons choisi cette seconde route et nous avons eu tort. Mais vous-même, colonel, comment avez-vous eu l’idée que nous serions de ce côté ?

— Je savais que le pont de Georgestown s’était effondré, il y a deux jours… fit M. Scott, et j’ai calculé que vous raisonneriez comme vous avez raisonné… Vous vous êtes dit : On ne nous croira pas assez audacieux pour être revenus si près de la ville. Mais ce n’est pas l’audace qui vous manque, Henry, ni le courage… Et maintenant que le pansement est fini, est-ce que je ne puis plus rien pour vous ?

— M’envoyer une bouteille de votre wiskey dans ma prison, répondit Seymour, et demander au shériff qu’il me la laisse finir avant que je m’en aille…


— Vous l’avez entendu ? me dit le colonel, comme nous revenions tous deux vers la ville. — Notre présence était inutile maintenant et nous avions laissé les chasseurs d’hommes en train de faire leurs préparatifs pour ramener le prisonnier à Philippeville. — Oui, répéta-t-il, vous l’avez entendu… Il a un courage de lion, ce garçon-là, et quelque chose d’autre, encore… Vous avez vu qu’il n’a pas tiré sur moi quand il m’a reconnu… Il va être pendu après-demain, et voilà sa pensée quand il songe à cette mort si prochaine : Se donner un dernier plaisir d’ivrognerie, et puis rien !…

— Est-ce qu’il a toujours été ainsi ? interrogeai-je.

— Toujours, répondit Mr. Scott, et il continua d’un accent sérieux où passait une douleur : Vous avez vu que moi non plus je n’ai pas tiré sur lui quand je le tenais au bout de ma carabine, et vous avez dû me trouver bien inexplicable de laisser à cet assassin une chance de se sauver. C’est bien naturel, cependant. On vous a dit que j’avais été très bon pour lui, et je vous ai dit, moi, que ce n’était pas vrai, du moins à la fin, car au commencement je l’aimais beaucoup. Puis je l’avais pris en aversion, pour un singulier motif. Il y a neuf ans tantôt de cela. C’était aux tout premiers temps de mon séjour ici, et je n’avais pas encore acheté la terre des Chastin. Je chassais beaucoup, comme maintenant, et Seymour m’accompagnait sans cesse. Je l’avais