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du genou. Il ne pouvait aller plus loin qu’à la nage. Il était sur la lisière même de la forêt, sans aucun arbre devant lui. Il jeta un cri, et le nageur se retourna. Je vis le revolver que le fugitif continuait de tenir hors de l’eau, se diriger du côté du colonel et se relever comme avait fait la carabine de ce dernier. Seymour venait de reconnaître M. Scott, et il ne tirait pas. Cette hésitation devant le meurtre était si complètement inattendue chez un assassin professionnel, et dans de telles circonstances, que, même à cette seconde et avec la fièvre d’une pareille aventure, je ne pus m’empêcher de m’en étonner. Cet homme avait dû concevoir pour son maître un bien étrange sentiment de vénération, pour reculer ainsi devant ce coup de pistolet de plus, lui qui avait déjà versé tant de sang. Ou bien avait-il vu le geste du colonel tout à l’heure, et, certain que ce dernier ne ferait pas feu, estimait-il insensé de perdre une de ses cinq balles ? Ou bien encore cet excellent tireur se rendait-il compte qu’il était incapable de viser juste en nageant ainsi ? Je ne saurai jamais les secrets motifs de cette scène d’une rapidité si tragique, dont le colonel ne parut même pas s’apercevoir. Debout sur ses étriers, et faisant de sa grande taille une cible plus atteignable encore, il criait d’une voix qui dominait et les aboiemens plus furieux des chiens, et la clameur de l’eau, et la rumeur de la forêt :

— Allons, Henry, mon garçon, vous voyez que vous êtes perdu. Il faut vous rendre. Il y a sept autres fusils qui vous cherchent et qui seront ici dans cinq minutes…

L’homme secoua la tête sans répondre. Puis, comme si la présence de ses ennemis lui eût rendu une force nouvelle, il tira sur les chiens un coup de revolver à bout portant qui en fit hurler un de douleur et reculer les autres, et, jugeant que son arme ne pouvait sans doute plus lui servir à rien, il la laissa tomber à l’eau, et il plongea, nageant des deux bras.

— Il va s’échapper, dit le colonel dont les yeux clairs se firent fixes. Il releva sa carabine, et je compris que maintenant il n’hésiterait plus. Cet héroïque effort de civisme lui fut épargné. Seymour, quand sa tête sortit de la rivière, était en effet tout près du pont, — assez près pour en saisir le câble. Encore une seconde et nous le vîmes qui plongeait de nouveau, puis il reparut de l’autre côté de ce câble. Peut-être s’il avait, aussitôt sur le pont, recommencé de plonger tout en marchant, eût-il réussi à s’échapper. Le besoin de se détendre les membres après un tel effort le fit, une fois ses pieds posés sur le plancher du pont, se redresser. Son torse apparut hors de l’eau, et au même moment deux coups de fusil partirent à notre droite, tirés par