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Sur ses indications la petite troupe s’égailla en quelques minutes à travers les arbres. Je vis les cavaliers, les uns après les autres, s’enfoncer dans les profondeurs, la bride tout à fait lâchée maintenant et le fusil prêt à mettre enjoué. Les intelligens et fins chevaux semblaient avoir, eux aussi, un instinct d’aller où ils devaient aller. Le cavalier donnait une pression avec un des larges étriers de bois revêtus de cuir où il avait le pied engaîné à la mexicaine, et la bête tournait, assurant son pas dans les flaques d’eau, franchissant les obstacles des grands fûts couchés de toutes parts, sans les effleurer du sabot. Nous restâmes seuls, le colonel et moi, et nous commençâmes de nous dirigera notre tour du côté des aboiemens. Nous n’avions pas chevauché ainsi deux cents mètres que notre marche dut se ralentir. La rivière, — un de ces petits fleuves presque sans nom comme il en coule par centaines là-bas et qui sont plus larges que l’Adige ou que le Pô, — avait débordé. Elle noyait de son eau bourbeuse la partie de la forêt où nous avancions maintenant. Le colonel me précédait :

— Je connais un peu la route, m’avait-il dit, et j’ai moins de chances de laisser ma bête se casser la jambe dans quelque trou…

Je le voyais, à une tête de cheval de moi, et son corps, si leste, malgré l’âge, sur sa monture un peu lourde. Par momens il se tournait pour pencher la tête, et comme recueillir dans une de ses oreilles toute la rumeur vers laquelle nous nous dirigions. J’apercevais son profil alors, résolu, sérieux, mais empreint d’une tristesse que je m’expliquais déjà et par les indications de l’hôtelier et par son propre caractère. À cette heure même où il exécutait son devoir de bon citoyen en donnant la chasse à un brigand, il revoyait sans aucun doute ce brigand, tel qu’il l’avait eu chez lui à son service : un tout petit jeune homme, presque un enfant. Le contraste était trop fort entre le jour où il avait renvoyé Seymour de sa maison après une première peccadille, et ce jour-ci, où il conduisait à travers ces bois noyés d’inondation la troupe chargée de traquer son ancien domestique devenu un abominable malfaiteur. Avec son puritanisme de responsabilité, il était impossible que le colonel ne rapprochât point ces deux épisodes, impossible qu’il ne se dît point : « J’aurais empêché peut-être cette destinée si j’avais été moins sévère ?… » Ce souci d’une conscience inquiétée se mêlait sur cette mâle physionomie à la naturelle tension du soldat en embuscade. Tout d’un coup, cette double expression de ce martial visage s’accentua jusqu’à l’angoisse. Le colonel venait d’arrêter de nouveau son cheval, ses mains assuraient leur position sur la carabine, et il l’épaulait avec un geste d’une effrayante lenteur.