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sur ces deux personnages, inconnus de moi, voici quelques heures. J’admirais combien l’ardeur puritaine dont avaient été dévorés leurs ancêtres les brûlait encore d’une flamme inextinguible. Je retrouvais dans leur fièvre d’apostolat l’atavisme des passagers de la May flower. Je m’étonnais du préjugé de race, qui, même dans cet apostolat, leur eût fait regarder comme une souillure le mariage d’un des leurs avec le meilleur de leurs protégés noirs. Je pensais à la richesse, à l’opulence physiologique et morale de cette nature d’homme que cinq ou six métiers et soixante ans de travail n’avaient pas épuisée, à la tristesse de la destinée de son enfant, aux fantaisies de cette invraisemblable contrée, à cette étonnante apparition, par exemple, de Mr. Scott en train d’arracher ses crocs à un crotale chloroformé ! Enfin, cinquante idées remuaient en moi, qui me faisaient désirer de revoir au plus tôt cet homme rencontré d’aujourd’hui. Je ne me doutais pas que je le reverrais ce mardi-là dans des conditions bien différentes, très loin du lunch familial présidé par miss Ruth, et que je prendrais part en sa compagnie à une battue plus étrange que n’eût pu l’être, pour un écrivain parisien, même une chasse au serpent à sonnettes.


II

J’avais fait ma visite au colonel le vendredi. Durant les trois jours qui suivirent, il tomba sur Philippeville une de ces pluies des climats chauds qui semblent charger l’atmosphère de vapeurs plus tièdes au lieu de la rafraîchir. Emprisonné dans l’hôtel, je n’avais d’autres distractions que de regarder cette eau s’abattre par intarissables cataractes, et de causer avec l’hôtelier. J’avais eu la malice de lui raconter ma visite au colonel et mon immédiate rencontre avec un de ces redoutables reptiles dont il se serait, je crois, obstiné à nier l’existence, même s’il en avait vu un se lover au milieu de sa pelouse à tennis.

— Ces nègres seront allés chercher ce serpent en Floride, m’avait répondu M. Williams sans hésiter. Ils ont la manie de les prendre vivans pour les vendre à quelque jardin zoologique (il disait : un zou, par abréviation). M. Scott, qui est un si brave homme, ne devrait pas leur rendre des services comme celui-là, qui les encouragent, sans compter que le serpent aurait bien pu se réveiller pendant l’opération… Mais le colonel a toujours été trop bon pour ces gens de couleur… Il en est quelquefois bien récompensé. Il ne vous a pas raconté qu’il y a en ce moment dans la prison, à Philippeville, un ancien domestique à lui, un certain Henry Seymour, qu’il avait renvoyé pour vol et qui depuis a ravagé