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John Brown — va pourrissant dans sa tombe, — Gloire ! Alléluia ! — Mais son âme marche en avant. » — Je comptais que cette Marseillaise de l’armée du Nord me servirait d’occasion à quelques récits de bataille, comme les héros aiment à en faire. C’était mal juger l’étonnante simplicité de celui-ci. Il parut un peu étonné de ma fantaisie, comme si ce couplet de John Brown était une chose démodée et sans intérêt — Chestnut, une vieille châtaigne, c’est un de leurs mots. Pourtant, il se pencha de nouveau sur le piano, et il entonna l’hymne guerrier. C’est une mélodie très nette, celle-là, très vive et presque gaie. Elle exprime la confiance en soi, une confiance presque joviale, et le courage au service d’une cause très juste. Je regardais le chanteur pendant qu’il prononçait ces mots associés pour lui à des souvenirs sanglans. Il chantait l’air comme il est écrit, jovialement, avec une physionomie de s’en amuser qui déconcerta moins mes idées, que son offre, aussitôt après, de me chanter la marche du Sud : « La terre de Dixey, » — un véritable air de danse, celui-ci, guilleret, agile et frivole. Le colonel prenait un plaisir égal à se les rappeler tous les deux, tant cette guerre civile était pour lui un événement d’un autre âge, presque un spectacle rétrospectif, d’un ordre purement pittoresque, et, quittant le piano pour balancer son grand corps souple dans un des fauteuils à bascule, il disait :

— Il vous aurait fallu entendre chanter ces deux chansons par des milliers d’hommes le long des routes… C’étaient de braves gens, allez, les uns et les autres, et de fiers soldats, à la fin. J’ai vu ces armées se faire, se construire jour par jour, heure par heure, comme une ville neuve… Je me souviens. Dans les tout derniers temps, un officier français qui assistait à une de nos parades me demanda : — Maintenant que vous avez cette belle armée, par où allez-vous commencer ? Par le Canada ou par le Mexique ? — Nous allons commencer par les renvoyer tous travailler… lui ai-je répondu. — Et c’était vrai. À la fin de la guerre, nous avions douze cent mille hommes, et, six mois après, cinquante mille… Et il eut un beau rire d’orgueil national. Il était plus fier de ce licenciement que de vingt victoires. Puis, sérieux et revenant à son point de vue, comme un véritable Américain : Mais, conclut-il, nous n’avons tout de même pas fait assez pour les noirs. Il ne fallait ni leur donner les droits qu’on leur a donnés, ni les délaisser si complètement.

— Est-ce qu’on peut améliorer une race ? interrompis-je. Au Canada, dont vous venez de prononcer le nom, et près de Montréal, j’ai visité un village d’Iroquois convertis. Leur prêtre me disait qu’il est impossible de les instruire au delà d’un certain