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— Cela non ! fit le colonel à son tour, et je le comprends. Ces mariages entre noirs et blancs ne sont pas admis chez nous, et c’est juste. Dieu n’a pas voulu que ces sangs se mélangent, et la preuve, c’est que les mulâtres sont presque toujours des hommes si mauvais. Non, il ne s’agit pas de corrompre la race blanche par la race noire, mais de faire avec cette race, si longtemps avilie, un monde d’hommes qui soient des hommes, de citoyens qui soient des citoyens, enfin quelque chose d’autre que des enfans ou des animaux…

— Mais ils sont déjà chrétiens ? l’interrompis-je.

— Et bons chrétiens, reprit miss Ruth ; il faut les entendre chanter leurs cantiques où ils parlent du vieux Paul et du vieux Moïse, comme de gens qu’ils auraient connus, et quelquefois ces cantiques sont d’une poésie !… Vous rappelez-vous, mon père, celui sur les os ? avec son air si adapté à ses belles paroles ?… Si vous le chantiez ?…

— Je vais essayer, dit le colonel, et il s’assit au piano, sans plus de façons. À quel âge avait-il trouvé le loisir d’apprendre assez de musique pour jouer et chanter avec agrément ? Il préluda, cherchant ses notes, de ces mêmes doigts souples qui avaient tenu l’épée de l’officier, la lancette du médecin, la plume du grand administrateur, et que j’avais vus, une demi-heure plus tôt, enfoncer le davier dans la gueule du serpent à sonnettes ! C’était un air doux et sourd, une de ces mélodies étouffées où il passe l’écho d’une mesure monotone, battue sur une peau tendue de tambour, pendant les nuit chaudes. Et les paroles disaient à peu près ceci : « Je sais que ces os sont à moi, — qu’ils sont à moi, — et qu’ils ressusciteront, — dans ce matin-là… » Quelle phrase d’une pénétration navrante et singulière, quand on pense qu’elle a dû être inventée et chantée par des esclaves, de pauvres esclaves qui n’avaient en effet à eux que ces os, que cette armature de leur squelette, impossible à leur arracher du corps pour la vendre ! Quelle misère et quelle espérance !

— Et ils faisaient claquer les os de leurs talons et de leurs genoux, la nuit, quand nous les entendions chanter ce cantique-là, le long de notre maison, reprit miss Scott. Mais, si vous aimez ce cantiques, nous vous en chercherons d’autres.

— Il y a une chanson, répondis-je, que je n’ai jamais entendue et que vous devez savoir, colonel. J’imagine que les nègres doivent la chanter aussi, puisqu’elle a été l’hymne de leur délivrance. C’est la marche de John Brown…

Ce n’était pas sans intention que j’avais demandé à mon hôte, le voyant si complaisant, cet admirable chant guerrier qui m’a toujours paru si impressif dans sa mâle nudité : « Le corps de