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qu’un chroniqueur de la Guerre de Sécession utiliserait. J’avoue que je les donnerais tous, — persuadé que la plus simple anecdote se fausse en passant même par la bouche la plus véridique, — oui, je les donnerais tous pour les quelques scènes de mœurs locales auxquelles j’ai assisté en sa compagnie. Il m’a autorisé à les raconter, après beaucoup d’hésitations, et en m’imposant cette double réticence sur lui-même et sur la ville où s’est déroulé ce petit drame. Telle quelle, et avec ce demi-anonymat, cette « expérience », pour employer encore un terme du pays, m’a paru résumer en elle mieux que bien des pages d’analyse certains traits singuliers de caractère américain et quelques-uns des rapports nouveaux entre le Nord et le Sud. Aussi voudrais-je la rapporter aujourd’hui simplement, et sans y rien changer que ces deux détails, de mince importance pour la portée même de l’histoire.


J’arrivai donc à Philippeville, — c’est le nom que le lecteur voudra bien accepter pour cette petite cité de Géorgie, — vers le milieu du mois de mars. Ma première action fut de demander l’adresse du colonel. On me dit qu’il habitait à deux milles environ de la ville, mais que je devrais lui écrire pour ne pas le manquer.

— Il est passionné pour la chasse, ajouta M. Williams, l’hôtelier qui me donnait ces détails, et il reste des trois et des quatre jours sans rentrer. Vous savez, monsieur, que nous avons les plus belles chasses d’Amérique : des daims, des canards et des dindons sauvages, des perdrix, des cailles, et pas une bête dangereuse, pas un ours, pas un puma. Ah ! Philippeville bat toutes les villes du Sud.

— Pas de bêtes dangereuses ? fis-je, et les alligators, et les serpens à sonnettes ?

— Ils sont tous là-bas, en Floride, me répondit-il, oui, mon cher monsieur, il y a vingt ans que je reste tout l’hiver ici et tout le printemps. Je n’ai jamais vu d’autres serpens que des couleuvres…

Le digne M. Williams négligeait d’ajouter que durant ces vingt ans de séjour, il n’était pas sorti cent fois de son hôtel. Il avait d’ailleurs réalisé là un idéal d’installation confortable pour ses voyageurs, qu’il traitait comme des amis, aussi soucieux de leur bien-être et de leur distraction que s’il eût été un véritable châtelain de campagne hébergeant un groupe d’invités. Vous ne rencontrerez nulle part, sinon aux États-Unis, ce type du propriétaire d’hôtel, qui dîne en habit chaque jour dans la salle commune vis-à-vis de sa femme en grande toilette, et tous deux