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s’avilissaient à un niveau tel que toute marge de profits avait disparu. Les ouvriers voyaient fondre leurs salaires. Affolés, ils se jetaient avec plus de fougue que jamais, malgré tant de leçons répétées de l’expérience, dans l’erreur où se complaît, depuis bientôt vingt ans, cette nation de gens d’affaires, d’hommes pratiques et avisés, sur la nature de la. richesse. More money ! Toujours plus de monnaie ! tel était le cri que répétaient dans l’Ouest le fermier, l’agriculteur et le commerçant, entraînés et dupés par les silvermen et les politiciens à leur solde. La loi Sherman même ne pouvait plus leur suffire. Il fallait la liberté illimitée de la frappe ; quant aux populists, ils ne se contentaient pas des métaux précieux et demandaient que l’on fabriquât du papier- monnaie à jet continu. Coxey, le chef de l’armée des sans-travail que l’on a vue marcher sur le Capitole pour y porter les doléances de plus d’un million d’hommes réduits à l’oisiveté et à la misère, réclamait une émission de 500 millions de dollars de greenbacks.

Les erreurs de la démagogie monétaire, en perpétuant une politique néfaste, ont donc été une des grandes causes de la crise de 1893. Il y faut ajouter la surproduction, l’engorgement des marchés et l’arrêt des ventes. Des grèves énormes ont achevé le désarroi industriel ; la levée de boucliers des employés de chemins de fer, à Chicago, dans tout l’Illinois et dans les États voisins, a désorganisé, pour quelques semaines, la plus vaste des industries américaines. Bientôt 60 pour 100 du capital actions de toutes les compagnies de voies ferrées, aux Etats-Unis, ne payaient aucun dividende, 15 pour 100 du capital obligations ne payaient plus d’intérêt, 30 pour 100 du réseau étaient entre les mains des liquidateurs[1]. Le 8 mai dernier, le sénateur Hoar dépeignait, en ces termes dramatiques, les changemens survenus de 1892 à 1894 : « L’ouvrier a quitté l’usine pour la grande route. L’agriculteur, le commerçant, le manufacturier, sont tous les trois sans travail. A la politique qui allumait les hauts fourneaux a succédé la politique qui ouvre des maisons de soupe pour les pauvres; aux fières revendications de la classe ouvrière pour un salaire plus élevé et plus de loisir, ont succédé les plaintes de la mendicité ou les menaces du vol. Tandis que les hauts fourneaux s’éteignent, les flammes de l’incendie s’élèvent. Le bourdonnement de l’usine se tait, tandis que sur leurs tréteaux les démagogues époumonés font rage. »

Aux désordres sociaux, des calamités physiques venaient ajouter leur contingent de misère. Une sécheresse réduisait des

  1. En 1893, des liquidateurs ont été nommés pour 74 compagnies représentant 29 000 milles de lignes et 1 800 millions de dollars de capital, actions ou obligations. Les neuf premiers mois de 1894 présentent les chiffres suivans : 32 compagnies, 5 254 milles de lignes, 360 millions de dollars de capital.