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une richesse saccharine suffisante pour être admise en fabrique. Voilà le tableau désolant de la situation agricole actuelle. »

Le tableau est poussé au noir. On ne s’expliquerait pas, si la situation était aussi désastreuse avec la protection douanière dont jouit l’agriculture, que la surface ensemencée en blé en 1894 n’ait été, après les expériences déjà si défavorables de l’année précédente, que de 55 000 hectares moins étendue qu’en 1893. Il est de toute évidence cependant que le niveau extrêmement bas du prix du blé crée une situation difficile à nos cultivateurs et justifie en grande partie leurs inquiétudes pour l’avenir.

Aujourd’hui 100 kilogrammes de blé valent 18 fr. 50, et c’est un cours de reprise. Le taux s’est maintenu en septembre et octobre à 17 fr. 50. On sait que les prix moyens du blé en France ont subi depuis le commencement du siècle d’incessantes et grandes variations. Les niveaux les plus bas ont été 20 fr. 65 en 1822, 20 fr. 35 en 1834, 19 fr. 10 en 1850, 21 fr. 88 en 1865. Dans les périodes intermédiaires les prix se sont souvent élevés jusqu’à 35 et 40 francs. En 1873 le quintal a valu 34 francs. Depuis cette époque la baisse a été à peu près continue. En 1887 le prix moyen était encore 23 fr. 80. Le cours de 17 fr. 50, auquel s’est tenu chez nous durant deux mois, et dont ne s’écarte guère encore le quintal de froment, n’avait donc jamais été vu avant le second trimestre de 1894. Mais il faut considérer que l’écart entre ce prix et ceux d’il y a dix ou quinze ans, ne représente qu’une partie de l’abaissement réel, car les blés ne payaient alors, à l’entrée en France, qu’un droit de statistique de 60 centimes, tandis qu’aujourd’hui ils sont frappés d’un droit protecteur de 7 francs par quintal; en sorte que le prix vrai du blé est de 11 francs environ les 100 kilogrammes et que le tarif douanier seul assure à nos cultivateurs, sur le marché national, ce prix, déjà si peu rémunérateur, de 17 fr. 50.

Le prix vrai de 11 francs est celui qui domine les transactions du marché international. Encore n’est-il pas atteint partout. Le quintal vaut 11 fr. 55 en Angleterre, mais 10 fr. 45 seulement à New-York, 9 fr. 70 à Chicago, moins encore à Buenos-Ayres, dans l’Inde, en Europe même, aux bouches du Danube. Les prix de transport ont subi depuis quelques années une diminution considérable, et c’est ainsi que sur les cotes de Londres le blé américain ne vaut que 10 fr. 75 à 11 francs les 100 kilogrammes, alors que 38 millions de Français paient pour ce même poids le prix moyen de 18 francs, qui, de ridiculement bas qu’il semblait d’abord, prend tout à coup, par comparaison, le caractère d’une exaction sur les consommateurs.