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V. — LES BORDS DU NERVION. — L’AUTEUR DE « PEQUEÑECES. »


Bilbao, 17 septembre.

Le premier coup d’œil sur Bilbao confirme mes pressentimens : la ville s’épanouit, déborde ses modestes limites primitives, devient une grande ville maritime. Les Guides lui accordent 35 000 habitans : elle en a 70 000 et même 10 0 000, si l’on compte la population des agglomérations voisines, pauvres bourgades autrefois, qui sont aujourd’hui de petites cités ouvrières de 10 ou 12 000 âmes, et peuvent être considérées comme les faubourgs de la capitale. Le quartier neuf, sur la rive gauche du Nervion, est extrêmement joli, largement ouvert, composé de hautes maisons aux teintes claires, dont les façades, au premier, au second, quelquefois au troisième étage, sont garnies de miradors vitrés. Les rues sont égayées par le miroitement de ces balcons fermés, derrière lesquels apparaissent des fleurs, des tentures, des cages dorées, ou des vêtemens de pauvres qui sèchent et des têtes curieuses qui regardent. La promenade du Campo Volantin, sur l’autre rive, est bordée d’hôtels qui rappellent ceux des Champs-Elysées. Partout il y a du mouvement, des gens qui marchent, comme des Américains, avec une seule pensée, des crieurs de journaux, des tramways qui passent. Les fils de téléphone et de télégraphe font des fumées droites sur le ciel. Aux deux côtés du fleuve, qui est étroit, jaune et profond, sont rangés des vapeurs, chargeant ou déchargeant : pas un voilier.

Je gravis, pour avoir un coup d’œil d’ensemble, un escalier interminable, au bout du vieux Bilbao. Il y a, je pense, un mendiant par marche, mais aucun n’est « drapé dans ses haillons. » Ce sont de simples habitués de la misère universelle, tendant la main comme ailleurs, remerciant un peu mieux. Tout en haut, un cimetière d’une tristesse infinie : une allée de cyprès ; un grand cloître dont les murs contiennent des centaines de niches, creusées dans leur épaisseur, toutes égales, toutes disposées en lignes et recouvertes de la même plaque de marbre noir ; une sorte de jardin inculte, au milieu, massif humide de chèvrefeuilles, d’églantiers, d’herbes folles, et, sur la porte, cette inscription : « Ici finissent les plaisirs des méchans, et commence la gloire des justes. » Je me rappelle le campo santo de Milan, celui de Messine, celui de tant de villes italiennes, si blancs, si bien sablés, si lumineux, qui donnent de la mort une idée moins affreuse et moins juste. Je sors, et je gagne la campagne. C’est bien cela : une ville établie sur deux suites de collines, à gauche et à droite d’un fleuve Condé qu’elle étreint, plus sombre dans ses vieux