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et dit : « Regardez, écoutez, abandonnez votre âme, voici la beauté pure! » La route n’était que jolie ce matin : celle-ci est admirable. Bordée de hêtres trapus qui joignent leurs branches pour former l’ogive, pavée de cailloux et de poussière, cloître blanc et vert lancé dans l’espace, elle remonte, elle va, contournant les montagnes, entre une pente qui se lève, hérissée de bois, et l’abîme d’un gave invisible. Des arbres que nul n’a plantés, que le vent d’hiver émonde seul, couvrent les deux murailles de la profonde gorge ; ils descendent, pressés en houles, cimes rondes des chênes et des noyers, aigrettes blondes des bouleaux, écume rouge des cerisiers sauvages ; ils se voilent, tout en bas, d’un peu de vapeur bleue; ils remontent, en face, jusqu’aux forêts de sapins qui ombrent les sommets. Le soleil tombe par larges bandes sur ces masses de verdure. Un parfum puissant, le souffle des terres boisées, remplit les vallées, déborde les crêtes, se déverse dans le vent, et va réjouir le monde. Ceux qui le boiront ne sauront pas de quelle coupe divine il est sorti. Et je ne presse pas les chevaux, qui vont doucement, et je devine aux lignes de peupliers, tremblans au fond du gouffre, le cours de ce torrent qui n’a pas de nom pour moi, et je vois grandir la lumière, et à chaque détour de la route, les lointains s’élargir.

Cette belle montée dure deux heures. La descente se fait parmi des terres cultivées, des vergers, des fermes assises sur des prés en bosse, où l’herbe, piétinée par les moutons, semble avoir conservé l’humidité des neiges anciennes. Elgoïbar s’agite encore aux derniers rayons du soleil. Les hommes achèvent une partie de paume, sur la place; des filles, en taille rose, promènent des bébés blancs sous les arcades, et regardent les joueurs; au bord de la rivière, qui coule d’un seul jet, de vieilles maisons de bois surplombantes, étayées, vermoulues, éventrées par le temps et peintes par la mousse, laissent pendre et flotter des bardes éclatantes. Je passe là une demi-heure, accoudé au parapet d’un pont, à faire en esprit des aquarelles. Puis je monte dans le train. La nuit est toute venue.

Comme le milieu est différent! Que je suis loin déjà de Saint-Sébastien, que j’ai quitté ce matin! Le long wagon de première classe, sans séparations, contient, je pense, quarante voyageurs, mais pas un touriste, pas un « baigneur » : des industriels, des propriétaires de mines, des avocats, des occupés, qui causent de leurs affaires. Je sens avec délices l’inquiétude et la fièvre de la vie, car les hommes qui s’amusent ne vivent qu’à moitié, il leur manque cette vigueur de ton, cette passion de l’intérêt qui rapproche les gens de conditions diverses, les met aux prises, et