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de religions incompatibles. Or, il est facile de voir que rien de pareil n’existait entre les Africains et Rome.

D’abord on aurait tort de se représenter tout à fait les guerres d’Afrique comme la lutte de deux nationalités ennemies : il n’y avait pas à proprement parler de nationalité africaine. Un moment réunis sous Massinissa et les princes de sa famille, les indigènes étaient bientôt revenus à leur isolement ordinaire. Ils avaient si peu l’habitude d’être d’accord que les écrivains anciens ne semblent pas s’être aperçus qu’ils appartenaient à la même race ; ils font l’effet à Pline d’un ramassis de petites peuplades qui n’ont de commun entre elles que de se haïr, et saint Augustin paraît fort surpris lorsqu’il s’aperçoit que la langue dont ils se servent est la même pour tous. C’est qu’en effet il ne suffit pas d’avoir la même origine et de parler la même langue pour former une nation ; il faut avoir vécu longtemps de la même vie ; s’être serrés les uns contre les autres dans la bonne et la mauvaise fortune, posséder ensemble des souvenirs de malheur et de gloire, et toutes ces conditions se trouvent moins souvent rassemblées qu’on ne pense. Il est à remarquer que les Romains ont eu rarement à combattre des nationalités compactes et unies. Presque partout ils ont profité des querelles intérieures, et ces « haines fraternelles », qui sont les plus violentes de toutes, leur ont rendu la conquête plus aisée. Lorsque César, à la suite des Helvètes, pénétra dans le pays situé entre le Rhône et le Rhin, il y avait des Gaulois, mais il n’y avait pas de Gaule. Tous ces peuples se faisaient des guerres acharnées et appelaient l’étranger à leur aide. C’est plus tard, quand Rome leur eut imposé la paix et que les soixante cités celtes prirent l’habitude de se réunir à Lyon, autour de l’hôtel d’Auguste, qu’elles eurent le sentiment de leur origine commune. Mommsen a donc raison de dire que Rome n’a pas détruit la nationalité gauloise, comme on le prétend quelquefois, et qu’au contraire c’est elle qui l’a créée. En Afrique, comme en Gaule, Rome n’a jamais eu à lutter que contre des efforts isolés. Là aussi elle parvint à vaincre les tribus les unes après les autres, et les unes avec l’aide des autres. La victoire fut difficile et la pacification très lente, car elle avait affaire à des peuples braves et naturellement indociles. Mais on ne peut pas tout à fait dire qu’elle ait rencontré devant elle une de ces haines nationales qui sont l’âme des grandes résistances et dont il est si malaisé de triompher. La lutte finie et les rancunes du premier moment éteintes, il ne restait rien, entre les vainqueurs et les vaincus, qui les empêchât de s’accorder.

L’obstacle pouvait-il venir de la religion ? c’est ce qui divise le plus les peuples ; c’est ce qui fait aujourd’hui des indigènes nos