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le piston médaillé et suffisant, le fifre maigre, le petit bugle enflant et dégonflant ses joues, pour en mesurer l’élasticité, l’alto myope et plaisantin, mais ayant presque tous un degré de moins de bourgeoisie et de banalité, et une luisance des yeux qui marque une autre race. Dans la salle du premier étage, d’où s’échappe, par cinq fenêtres, la lumière vive des lustres, la municipalité offre un grand dîner aux officiers de marine et au consul général de France. La foule se promène, ouvriers, ouvrières, domestiques, marchands du quartier, joueurs de paume en béret et en veste courte. Tout à coup, la musique lance les premières mesures d’une polka lente. La promenade cesse, les groupes se dissolvent en un instant, d’eux-mêmes, par une sorte de mouvement d’ensemble, et des couples de danseurs se forment, un jeune homme et une jeune fille, deux servantes qui posent là leur panier et se prennent par la taille, plus loin, deux gamins de douze ans, ailleurs deux jeunes hommes ; et la place devient une salle de bal où tournent en mesure, élégantes, sérieuses, des ombres enlacées, qui vont diminuant jusqu’au bout des arcades. On sent bien que la danse est ici une passion (et un art. Il n’y a que moi d’étonné. Les rares curieux massés autour des becs de gaz regardent avec des airs de juges. La musique finie, on se remet à marcher. Dès qu’elle recommence, et quoi qu’elle joue, marche, hymne ou fanfare, ce peuple, chaussé d’espadrilles, trouve un pas qui convient. L’heure passe. Les invités de l’ayuntamiento s’approchent des fenêtres, et font des taches noires, mouvantes, dans les rayées de lumière qui tombent sur le sable. Les fusées volent, visibles cette fois, les bombes éclatent; la foule reçoit en riant les baguettes fumantes. Au moment où elle est le plus compacte, là-bas, dans un coin tout noir de bérets et de chignons, un cri part, un mouvement d’oscillation, puis une débandade joyeuse se produit : « Le voilà ! Voyez-le ! C’est le grand! c’est le Cezen-Zusko! » Le mot de Cezen-Zusko fait retourner toutes les têtes. Une bête énorme se démène à travers les groupes, et jette des gerbes d’étincelles qui l’enveloppent d’une auréole. On l’applaudit. Elle approche, elle vient sur moi. C’est, en effet, le taureau de première classe, en carton, cuirassé de feux d’artifice, et manœuvré par trois hommes cachés sous la carapace. La municipalité en tient plusieurs en réserve dans ses magasins. Mais elle a voulu montrer le plus beau de tous aux officiers de France. Il galope; il a l’air, poursuivi par le peuple qu’il éclaire de lueurs rouges, d’un animal de l’Apocalypse. Et, pour finir, une pièce s’allume entre ses cornes, et lance une boule de flamme aux trois couleurs françaises. Cela veut dire: