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généraux, nos maires, nos magistrats, sont tous aujourd’hui des Français de naissance, ou tout au moins des Européens devenus Français.

Cette conclusion après tout n’a rien qui puisse nous surprendre. On nous dit que les Romains avaient la coutume de s’établir en grand nombre dans les pays qu’ils venaient de soumettre : Ubicumque vicit Romanus habitat. Ces âpres paysans ne méprisaient pas le commerce autant qu’ils le prétendaient ; ils n’en avaient été d’abord éloignés que par la peur des hasards qu’il faisait courir. Comme ils étaient aussi prudens qu’avides, ils craignaient de s’exposer à perdre d’un seul coup ce qu’ils avaient eu tant de peine à gagner. Mais quand leurs conquêtes leur eurent ouvert un champ plus vaste et plus sûr, ils devinrent plus confians et se mirent à exploiter le monde aussi vigoureusement qu’ils l’avaient vaincu. Des trafiquans de toute espèce suivaient les armées pour placer avantageusement leurs marchandises[1]. Derrière eux se formaient de grandes compagnies financières, qui essayaient de profiter des ressources du pays, ou de tirer parti de sa misère en lui prêtant à gros intérêts. Ces banques avaient pour directeurs ostensibles des chevaliers romains, mais on savait bien que les fonds étaient fournis par de très hauts personnages qui partageaient les bénéfices. Le banquier et le négociant romains pénétraient partout. « La Gaule, disait Cicéron, en est pleine ; il ne s’y fait pas une affaire sans eux. » Il y en avait tant en Asie et ils y devinrent si odieux, qu’un beau jour, à l’instigation de Mithridate, ils furent tous massacrés : on en tua, dit-on, quatre-vingt mille.

On pense bien que l’Afrique ne fut pas traitée autrement que le reste du monde. Dès le temps de Jugurtha, Salluste nous dit qu’il y avait dans la capitale de la Numidie, à Cirta, une multitude de gens qui portaient la toge, multitudo togatorum. La toge, au lendemain de la victoire des deux Scipions, était pour eux une sorte de sauvegarde qui couvrait leurs opérations douteuses. Nous savons aussi qu’il se trouvait à Vaga, à Thysdrus, beaucoup d’Italiens qui faisaient le commerce du blé. S’ils s’y étaient fixés dès le premier jour, et quand il y avait quelque péril à le faire, il est naturel qu’ils y soient venus en plus grand nombre après que la conquête fut achevée. Plus tard encore, du temps de l’Empire, ils y furent attirés soit par les colonies qu’on fondait un peu

  1. C’étaient quelquefois les soldats eux-mêmes qui se chargeaient du trafic. Tite-Live rapporte qu’une ville dont les Romains venaient de s’emparer fut reprise par les Volsques pendant que la garnison s’était répandue dans les environs pour y faire un peu de commerce.