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nous n’avons pas su les gagner. Aucune fusion, aucun rapprochement ne s’est fait entre eux et nous ; ils vivent à part, gardant fidèlement leurs croyances, leurs habitudes, et, ce qui est plus dangereux, leurs haines. Ils profitent des avantages que notre domination leur procure sans nous en être reconnaissais. L’Algérie contient deux populations voisines et séparées, qui ne se disputent plus, qui paraissent même se supporter, mais qui au fond sont mortellement ennemies l’une de l’autre, et qu’on n’imagine pas devoir jamais se confondre. C’est une situation grave, qui rend notre autorité précaire, et donne beaucoup à réfléchir aux esprits sages et prévoyans.

En était-il ainsi du temps des Romains ? ont-ils su s’attirer la confiance et l’affection des populations vaincues ? jusqu’à quel point leur civilisation a-t-elle entamé les indigènes[1] ? peut-on connaître enfin si ceux qui s’y sont laissé gagner étaient plus ou moins nombreux que ceux qui lui résistaient ? — Voilà la question qu’en achevant ces études je voudrais essayer de résoudre.


I

C’est malheureusement une question fort obscure. Les anciens n’étaient pas de grands faiseurs de statistique, comme nous le sommes aujourd’hui. Personne alors ne paraît avoir pris la peine de compter, même approximativement, le nombre des habitans du pays qui s’étaient fixés dans les villes, qui avaient pris les usages des Romains et qui parlaient leur langue, ni de savoir s’il était supérieur à ceux qui étaient restés fidèles à leur ancienne façon de vivre et à leurs vieux idiomes. Et même en supposant qu’on le sût, ce qui est fort douteux, on ne s’est pas soucié de nous l’apprendre ; en sorte que, si nous voulons suppléer à ce silence et tracer quelques traits de cette statistique qu’on a négligé de nous laisser, les documens nous font tout à fait défaut.

Nous n’avons guère que les inscriptions qui puissent un peu nous renseigner : il est vrai qu’elles sont en très grand nombre. Léon Renier, le premier qui s’avisa de les recueillir, en réunit près de cinq mille. Le huitième volume du Corpus qui est l’œuvre de

  1. Je dois avertir que je donne ici au mot indigènes une signification un peu plus étendue qu’on ne le fait ordinairement. A proprement parler, il ne devrait s’appliquer qu’aux anciens habitans du pays, à ceux qu’on appelait Libyens, Maures, Gétules, etc. J’y joins les gens de race punique qui, avec le temps, s’étaient confondus avec eux. Les Romains ne les distinguaient pas les uns des autres, tout en sachant bien qu’ils n’étaient pas de même race, et ils avaient créé un mot pour désigner le mélange. Tite-Live nous dit qu’ils les appelaient Libyphœnices. Les indigènes dont je vais parler sont les Libyphéniciens.