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partie de la peine qu’il aurait eu plaisir à appliquer à son avocat. C’est à cela que servent les avocats politiques. M. Gérault-Richard a donc été enfermé à Sainte-Pélagie ; mais il y était à peine qu’une circonscription électorale est devenue vacante dans le XIIIe arrondissement de Paris, et naturellement le parti socialiste et radical s’est empressé d’y poser sa candidature. Si l’éducation du suffrage universel parvient jamais à être parfaite, on sera surpris, dans les siècles futurs, de la facilité avec laquelle on a pu devenir député, à Paris, en 1895. Il n’est besoin pour cela ni d’intelligence, ni de talent, ni d’instruction : il suffit d’être grossier contre le premier magistrat de son pays. M. Gérault-Richard a donc été élu. Il ne l’a pas été sans peine, et il a fallu pour cela que ses amis et patrons se donnassent beaucoup de mal. M. Jaurès est allé à Bruxelles désarmer les préventions et solliciter l’appui de M. Rochefort. Malgré tant de démarches et de manœuvres, M. Gérault-Richard n’est passé qu’au second tour de scrutin et à un nombre de voix assez faible. Plus d’un tiers des électeurs inscrits se sont abstenus de voter. La victoire des socialistes n’était pas bien brillante, mais ils espéraient la poursuivre et la compléter à la Chambre même, en arrachant à sa faiblesse ou à son trouble l’élargissement immédiat du nouvel élu.

Les précédens étaient pour eux. Le cas ne s’est pas présenté bien souvent, mais toutes les fois qu’un condamné est devenu député, il a été aussitôt mis en liberté. Le dernier exemple qu’on invoquait est celui de M. Paul Lafargue, qui avait été compromis dans les affaires de Fourmies et qui purgeait, de ce chef, une condamnation à la prison lorsqu’il a été nommé député du Nord. Dès le lendemain, M. Millerand a déposé sur le bureau de la Chambre une motion en vertu de laquelle M. Lafargue devait être laissé libre de remplir son mandat. Il n’y a pas eu de discussion : la Chambre et le gouvernement se sont tus, et la motion de M. Millerand a été adoptée. Elle reposait sur un article de nos lois constitutionnelles dont voici le texte : « La détention ou la poursuite d’un membre de l’une ou de l’autre Chambre est suspendue pendant la session, et pour toute sa durée, si la Chambre le requiert. » La Chambre peut requérir la libération du condamné, mais rien ne l’oblige à le faire : c’est une simple faculté qu’elle exerce, ce n’est pas une obligation qu’elle exécute. Elle est libre d’agir ou de s’abstenir. On la considère comme un corps politique, qui se détermine par des motifs purement politiques et, dès lors, variables suivant les cas. Un jour, il peut y avoir plus d’avantages que d’inconvéniens à ordonner la mise en liberté d’un détenu ; un autre, il y aurait plus d’inconvéniens que d’avantages. C’est à la Chambre d’apprécier. On comprend combien les précédens, surtout lorsqu’ils sont rares, ont peu de poids en pareille matière : il faudrait, pour qu’ils en eussent, que les situations fussent exactement les mêmes, ce qui n’arrive presque jamais,