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qu’il eût encore été élu le 8 janvier, cela est probable ; mais le ministère n’a pas voulu courir l’aventure. Il a compris que, bon gré malgré, M. Félix Faure ne serait pas un candidat ordinaire, mais bien son candidat à lui. Dès lors, l’échec de M. Faure, s’il s’était produit, serait retombé sur le cabinet tout entier. Cette considération a sa valeur, et on s’explique, sans être obligé de les approuver, les motifs pour lesquels les collègues de M. le ministre de la marine ne lui ont pas rendu sa liberté. En tout cas, ils ont eu tort d’ébruiter une démarche qui avait été faite discrètement auprès de M. Félix Faure, et de communiquer à la presse les motifs de leur détermination. Dire publiquement que M. Faure n’avait pas assez de chances de succès pour qu’on risquât la bataille avec lui, c’était décourager d’avance toute velléité de mettre en avant une candidature différente. M. Félix Faure était, en effet, de l’aveu général, le meilleur concurrent à opposer à M. Brisson, et, si on le déclarait battu d’avance, aucun autre ne pouvait plus engager le combat.

On a dit dans certains journaux, mais plus particulièrement à l’étranger, que l’élection de M. Brisson portait indirectement atteinte à la situation de M. le Président de la République. La raison qu’on en a donnée est que M. Brisson a été le concurrent radical de M. Casimir-Perier à la présidence. De loin, et surtout du dehors, on ne voit les choses que très en gros : c’est dire qu’on les voit mal, parce qu’on n’en saisit pas les nuances. Parmi ceux qui ont élu M. Henri Brisson, les trois quarts pour le moins protesteraient avec la plus grande énergie contre l’intention qu’on leur prête. Ils ont vu que le parti modéré n’avait pas de candidat ; ils ont jugé dès lors sans inconvénient de voter pour un vieux républicain dont l’honorabilité personnelle permettait de faire trêve, sur son nom, aux hostilités quotidiennes de la politique. M. Brisson serait certainement le plus empressé à répudier la signification qu’on a voulu donner à son succès : à peine élu, son premier soin a été de rendre visite à M. le Président de la République. Au reste, la Chambre elle-même n’a pas eu longtemps à attendre pour manifester ses véritables sentimens : l’élection de M. Gérault-Richard lui en a fourni l’occasion. M. Gérault-Richard est un journaliste, hier encore parfaitement inconnu et qui peut-être sera oublié demain, mais qui a attiré l’attention sur lui en écrivant contre M. le Président de la République un article où la brutalité le disputait au mauvais goût. Poursuivi pour ce fait et traduit devant le jury, il a été condamné à plusieurs mois de prison. Si la peine a été sévère, c’est que M. Gérault-Richard a eu le malheur ou l’avantage, — les points de vue peuvent différer, — d’être défendu par M. Jean Jaurès. La plaidoirie de ce dernier a dépassé de beaucoup le degré de violence auquel le dévergondage de la presse nous a pourtant habitués. Le jury, ne pouvant pas condamner M. Jaurès, semble avoir reporté sur M. Gérault-Richard une