Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

froide, à son argumentation d’être lucide plutôt qu’entraînante. C’est qu’il est indifférent aux intérêts de l’humanité : mauvaise condition pour les défendre avec chaleur. Il méprise les hommes ; disposition fâcheuse pour qui a mission de revendiquer leurs droits. Grand homme devant la liberté !… s’il y croyait. L’égoïsme est cause d’infériorité dans la vie intellectuelle qui a besoin comme l’autre de sympathie et d’abnégation. Et il se retourne contre nous. Car ce n’est pas en nous, c’est en dehors et au-dessus, que réside le principe qui peut mettre la paix dans l’âme, l’harmonie dans les facultés et l’unité dans la vie. Benjamin le comprenait comme il comprenait tout, et il l’a dit à l’occasion : « Le sentiment du devoir accompli est une chose admirable et donne un calme qui diminue la moitié de la peine qu’on éprouve dans quelque circonstance que ce soit. L’indécision est le grand supplice de la vie. Or il n’y a que le devoir qui nous en préserve. »

Mais il était dans la destinée de cet homme si intelligent de n’appliquer aucune des idées qu’il concevait le plus nettement et de ne jamais vouloir ce qu’il souhaitait le mieux. Si nous nous placions à ce point de vue du bien qui est celui même que Benjamin Constant nous indique, nous aurions contre lui trop beau jeu. Au surplus, il n’a jamais pris fantaisie à personne de saluer en lui un héros du devoir. On l’admire pour le raffinement de son esprit, et pour l’incomparable distinction de sa nature. Donc nous nous sommes demandé à quoi ont abouti ces qualités éminentes : c’est à lui faire commettre quelques fautes véritablement trop lourdes et à le mettre en telles occurrences sensiblement au-dessous de l’humanité moyenne. Nous avons laissé de côté ces « maximes communes » où se complaisent les sots. Nous constatons seulement qu’en des circonstances signalées et dans des occasions éclatantes, cet homme supérieur, à l’esprit si fin, à l’ironie si nuancée, aux contradictions si distinguées, au scepticisme si délicat, s’est montré décidément par trop inélégant.


RENE DOUMIC.