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demi-sauvage échappé de la Corse. » Il était conseiller d’État et rédigeait l’acte additionnel. Dans son Mémoire sur les Cent-Jours, il a fait l’apologie de sa soudaine conversion. D’autres ont plaidé pour lui les circonstances atténuantes. Il a subi, dit-on, le même entraînement général qui ramenait alors toute la France à Napoléon ; en se rapprochant du pouvoir il n’a abdiqué aucune de ses idées ; il a fait acte de politique et servi la cause du libéralisme. Nous sommes devenus assez sceptiques en matière politique et nous ne voulons pas mal de mort à ceux qui se plient à la nécessité des temps… La vérité est que Benjamin Constant écrivit l’article des Débats pour plaire à Mme Récamier et sous l’influence d’une société qui devait le mois d’après le regarder « comme un pestiféré. » Sollicité par Napoléon il céda à la tentation parce qu’il était dans sa nature de toujours céder. Il n’y eut dans cette affaire ni calcul, ni souci d’aucun intérêt relevé. Il n’y eut qu’inconséquence et maladresse. — En 1830, ruiné par le jeu, Benjamin accepte que le roi Louis-Philippe lui paie ses dettes. L’offre fut faite avec ménagemens, reçue avec défiance ; il n’en reste pas moins que pour un chef d’opposition c’est une fin médiocre, alors même qu’on se montre bien déterminé à n’avoir aucune reconnaissance du service rendu. Au temps de sa prime jeunesse, Benjamin se demandait : « Qu’est-ce que la dignité ? » Et il répondait que ce n’est rien. Ce point de vue a influé sur toute sa vie.

Les défauts chez Benjamin Constant sont les défauts du caractère ; mais comme tout se tient dans les natures mêmes où semblent régner le désaccord et la contradiction, ces défauts (affectent toute la personne et du. cœur remontent à l’esprit. C’est aussi bien la vérité dont nous aurions trouvé la confirmation dans l’œuvre même de Benjamin Constant si nous avions eu la place et le loisir d’examiner l’influence exercée par le publiciste sur les affaires de son temps et de soumettre à l’analyse les écrits qu’il a laissés. Que si ses idées n’ont pas eu sur le développement de la pensée contemporaine une action en rapport avec leur justesse, leur hardiesse et leur générosité, ce n’est pas pour une autre cause. Il n’est pas indifférent, quand on écrit un livre pour défendre l’idée religieuse, de l’avoir commencé dans le dessein justement contraire. Benjamin Constant admire l’utilité des faits et aussi leur complaisance. Ces dix mille faits dont il avait noté les premiers sur des cartes à jouer à la table de Mme de Charrière, il n’avait eu dans toutes les vicissitudes de son ouvrage qu’à en modifier la disposition. Il s’en était servi comme on se sert de soldats, en changeant de temps en temps l’ordre de bataille et leur faisant faire volte-face au commandement. Cela est d’un habile tacticien ou d’un prestidigitateur adroit, plus que d’un apologiste très convaincu. Or, il n’est que la conviction qui se communique et qui s’impose. Pour lui, Benjamin Constant n’est jamais entièrement de son avis. On reproche à son éloquence d’être