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se combine dans la nature d’Adolphe pour son malheur et celui des autres. » Il est impossible d’avoir mieux lu en soi-même, et nous n’avons qu’à creuser dans le sens qu’on nous indique. Une sensibilité très vive et très exigeante, avide d’émotions et de jouissances, tel est bien chez Benjamin Constant le fond même de la nature. Chez lui le désir impétueux et impérieux veut être satisfait sitôt que conçu et se traduit en emportemens fébriles. La résistance l’irrite, et le refus le rendra fou. Ce qu’il demande, il l’exige. On l’aimera, ou il se tuera. Or son désir s’étend à toutes choses. « Au fond, dit-il, je ne puis me passer de rien. » Pour contenter ce besoin de sensibilité, il est parti dans toutes les directions. Il s’est de bonne heure mêlé à la vie et d’abord adressé à l’amour : « La plus grande cause de l’agitation de ma vie est le besoin d’aimer : il faut le satisfaire à tout prix. » Déçu par l’amour, il s’est rejeté vers l’ambition, quitte à les mêler trop souvent et à embrouiller les intrigues de la politique avec les intrigues de l’amour. Enfin ce que ne lui avait donné ni le hasard des affaires ni l’imprévu du cœur de la femme, il le demanda au jeu : c’est à savoir l’émotion sans objet, à l’état pur et à vide, l’émotion pour elle-même.

Une pareille disposition d’esprit fait les grands passionnés ou les grands aventuriers. Benjamin ne fut ni l’un ni l’autre, n’ayant été marqué par la destinée pour aucune sorte d’héroïsme. C’est la faute du temps. Ceux qui, étant de race affinée et d’intelligence cultivée, passèrent leur jeunesse dans cette fin du XVIIIe siècle défaillant et qui s’affaissait sous tant de ruines, y respirèrent une influence mortelle : ils furent impropres à la vie. C’est la génération de Werther et celle de René. Étrange lassitude qui précède l’expérience et la condamne par avance à n’être qu’une série de déboires ! Adolphe a souffert plus qu’un autre de ce mal, apporté en naissant, de la satiété. Ce qu’il a souhaité le plus ardemment, à l’instant qu’il l’obtient ne lui donne pas ce qu’il avait espéré. Ce qu’il s’est efforcé de saisir lui échappe dans l’effort même qu’il fait pour le posséder. Il s’étonne, une fois l’élan brisé, d’être travaillé encore par la même inquiétude. « Tout me semble précaire et prêt à m’échapper. Ce que j’ai ne me rend pas heureux… J’ai désiré beaucoup de choses dans ma vie ; je les ai presque toutes obtenues, et, après les avoir obtenues, j’ai déploré mon succès… Mon cœur se fatigue de tout ce qu’il a et regrette tout ce qu’il n’a pas… » Ce désenchantement s’étend sur toutes les choses ; il semble qu’un souffle venu on ne sait d’où en ternisse à mesure les vives couleurs. C’est le souffle même du néant. Derrière tous ces effondremens partiels, on découvre et on aperçoit surgir l’image de la mort. Benjamin, très jeune, en est obsédé : « J’ai, comme vous le savez, ce malheur particulier, que l’idée de la mort ne me quitte pas. Elle pèse sur ma vie, elle foudroie tous mes projets… » Ainsi toujours jetée en avant par les impulsions de la sensibilité et repoussée toujours par les échecs que le désenchantement lui fait