Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/429

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui avaient été édictées sous l’inspiration de la France). C’est là sans doute un progrès considérable après des souffrances prolongées ; il nous semblerait fâcheux et même impossible que la Prusse voulût s’isoler comme un point dans ce nouveau monde »[1].

Comment ces tendances nouvelles de Hardenberg[2] et de son entourage direct étaient-elles et pouvaient-elles être accueillies par les vrais Prussiens et par les chefs de l’opposition à la France ? La Prusse allait-elle donc, après avoir refusé de subir le joug politique de la Confédération du Rhin, allait-elle donc par une autre voie arriver au même but, abdiquer son originalité et s’assimiler à son tour en revêtant purement et simplement la cuirasse rigide de la centralisation française ?

C’est par là que le débat entre Hardenberg et ses contradicteurs a une portée plus haute que celle d’une simple querelle de personnes. Ce n’est ni plus ni moins qu’une manifestation de l’antagonisme, permanent durant tout le XIXe siècle, de l’esprit politique français et de l’esprit politique prussien ; antagonisme par certains côtés théorique et artificiel, mais avivé constamment par les luttes politiques, par les oppositions d’intérêt, par les conflits sanglans, et par les rancunes qu’ils laissent après eux.

C’est, si l’on aime mieux et si l’on remonte au principe, le conflit de l’école rationaliste et de l’école historique, de l’esprit radical et de l’esprit pratique, de ces deux grandes tendances de l’esprit humain qui représentent, l’une le désir d’implanter les principes de la justice dans la vie des sociétés modernes, l’autre la disposition à corriger lentement ce qui est, à respecter les traditions et la continuité. C’est ce grand débat qui prit en Allemagne même, sous la plume de Savigny et de Thibaut, tant d’éclat et de profondeur ; c’est ce débat qui renaissait entre Hardenberg et ses contradicteurs[3].

Mais ce qui faisait une situation fausse aux adversaires de la Révolution française en Prusse, c’est qu’eux-mêmes ne pouvaient méconnaître la nécessité de rompre la chaîne continue des traditions historiques et de faire en quelque mesure œuvre de radicaux. Les oppositions théoriques et absolues ont d’ailleurs toujours quelque chose de factice, et la réalité se charge de concilier et de fondre les théories opposées. Lors même que le rationalisme radical triomphe, et fait quelque effort pour implanter ses principes dans le monde des faits, et dans le courant traditionnel de la vie des nations, l’école historique doit toujours plus d’une

  1. Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 194.
  2. « Un 4 août prussien, qui eût été un acte réfléchi de la volonté royale, tel était l’idéal de Hardenberg. » (Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 367.)
  3. Hausser. Deutsche Geschichte, III, p. 493, 497. — Treitschke, Deutsche Geschichte, II, p. 110.