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noble, vers le philosophique et vers le national. Il n’est pas sorti spontanément, comme chez nous, de la joie d’admirer, de la joie de voir, du bonheur d’oublier, pour la splendeur plastique de la nature et des êtres qui y vivent, l’indifférence de cette nature, les bassesses de ces êtres et jusqu’aux tourmens de sa propre pensée. C’est un enfant du Devoir ; ce n’est pas un enfant de l’Amour. Il est venu en ce monde, soit pour ennoblir la vie, soit pour enseigner la vie, soit pour améliorer la vie. Il n’est pas venu pour vivre de sa vie propre, libre, joyeuse, pour s’épanouir sans tuteur moral ni philosophique, avec toute la verdeur et l’opulence des vignes du Midi. Il a visé tous les buts, sauf celui d’être lui-même, comme nous supposons que Dieu est, — pour rien, pour le seul plaisir d’être. Ainsi l’art anglais tient à tout : à la science par ses minuties, à la psychologie par ses gestes, au patriotisme par son autonomie. Il n’y a qu’au Beau lui-même qu’il ne se rattache pas nécessairement et qu’il ne cherche pas à se rattacher. Il plonge ses racines loin, bien loin dans la terre qui l’a vu naître. Il sort de la vie et des rêveries nationales, du moins en ce qu’elles ont de plus noble et de plus élevé ; il puise ses inspirations dans les idées, les sentimens, les préjugés de la classe la plus intellectuelle de son pays. On déchirerait un drapeau anglais, si l’on déchirait telle toile de la National Gallery ! Ses maîtres sont autonomes, sont anglo-saxons ou bretons, sans réticences, intrépidement ; et s’il était vrai qu’un grand peuple qui s’exprime produit nécessairement un grand art, l’art anglais serait le plus admirable des arts contemporains.

Maintenant, ce grand effort doit-il être méprisé ? doit-il être imité ? Ni l’un ni l’autre. Non seulement on ne peut le blâmer, mais quand on songe à la noble carrière d’hommes comme Watts, comme Hunt, comme Burne-Jones, on regrette que la largeur du dessin ne soit pas la récompense nécessaire de l’ampleur des idées et que l’harmonie des couleurs se puise à d’autres sources que la dignité de la vie. On regrette qu’il soit ainsi prouvé que la culture intellectuelle et morale de l’homme, la compréhension profonde d’un sujet, le labeur acharné de la main, le sentiment de la haute mission de l’art, ne suffisent pas à produire une bonne peinture, et que ce soient les Anglais qui en fassent la démonstration. On est peiné d’apercevoir qu’en vain s’exprime par les beaux-arts le peuple le plus particulier dans ses vues, le plus national dans ses allures, le plus inimitable par le rôle qu’il joue dans le monde : s’il n’a pas encore l’œil délicat du coloriste et la main sûre du dessinateur, il produit peut-être des œuvres intéressantes, jamais de belles œuvres. Devant ces tableaux où le côté suggestif