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Me BOWEN. — Pensez-vous que 200 guinées soient un prix considérable pour cette peinture ?

M. BURNE-JONES. — Oui, lorsqu’on songe à la somme de travail consciencieux qu’on fait souvent pour beaucoup moins d’argent.

M. Frith, de la Royal Academy, fut aussi mandé : « Je ne considère pas le Nocturne en noir et or comme une sérieuse œuvre d’art, » dit-il. Le critique du Times fit la même déclaration. M. Whistler a réuni, par la suite, tous ces témoignages dans un opuscule qu’il a intitulé : « La Voix du peuple. » Le mot est très juste. Toute l’Angleterre suivit Ruskin dans sa lutte contre le peintre américain et contre la facture française. Et lorsque, après deux jours de débats extraordinaires, le jury, réprouvant la peinture de M. Whistler, mais se croyant obligé de défendre l’homme contre la diffamation, apporta solennellement un verdict condamnant Ruskin à un farthing de dommages-intérêts, une souscription publique fut ouverte immédiatement pour couvrir cette somme, — et aussi les 10 000 francs de frais qu’avait entraînés le procès. C’est qu’en effet le danger avait été public et la réprobation presque unanime. Le succès de M. Whistler eût été un retour offensif du brun et du smear. — « Quelques-unes des figures que l’artiste a exposées comme des harmonies sont de simples coups de brosses à couleurs », dit le Scotsman. « Il peint avec des couleurs de suie et de boue ; loin de se plaire aux couleurs primaires, il ne perçoit que peu ou point le charme des couleurs secondaires ou tertiaires, » dit la Merrie England. « Quelques smears de couleur comme un peintre pourrait en faire en nettoyant ses brosses sur sa toile, » dit le Knowledge. Ne croirait-on pas entendre Ruskin attaquer les peintres du commencement de ce siècle et montrer la nécessité de la minutie préraphaélite ? L’exemple de M. Whistler est donc précieux à retenir, et le souvenir de son procès fameux est utile parce qu’il met en lumière, résume et définit le goût britannique. Triomphant et nanti d’un farthing de dommages-intérêts, M. Whistler fut condamné par « la voix du peuple. » Ce jour-là, l’Angleterre esthétique témoigna qu’elle ne voulait point d’influence étrangère dans ses méthodes de peindre, qu’elle avait assez lutté pour parvenir à la couleur crue et à la facture sèche, qu’elle était fière de ces deux caractéristiques et qu’elle entendait les garder.


III

À quoi donc tend un art si singulier ? — Évidemment à autre chose qu’à réjouir les yeux. « L’art, dont la fin est seulement le