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ne sont jamais avachies. L’ensemble de la nature humaine garde encore sa dignité quand l’expression de la tête indique l’accablement du désespoir, sa retenue quand on sent, à de certains indices, que la colère le domine, et ce mélange, inconnu jusqu’ici, de passion violente et de dignité sereine qui correspond si bien à la nature anglaise, garde ces figures de toute trivialité. Même, si l’on descend à leurs représentations des classes les plus humbles de la société, on reconnaît, dans tous leurs gestes, cette gravité auguste que Victor Hugo n’a mise que dans celui du semeur. Le laboureur qui passe devant la Vieille Porte, de Frederick Walker, ôte sa pipe de la bouche comme Apollon saisirait son plectre, et son petit valet de ferme marche d’un tel pas, naturel et noble à la fois, que M. Phillips le qualifie d’ « agressivement panathénaïque. » Et si vous regardez le Labourage du même artiste, il vous semblera bien avoir vu déjà quelque part, entre ciel et terre, ce cheval qui traîne la charrue… Vous l’avez vu sur les frises du Parthénon, aux beaux jours de sa jeunesse, aux temps où, selon l’expression de M. Cherbuliez, il semblait dire : « Un Dieu seul est mon maître. »

La noblesse de l’altitude est donc, avec la particularité du geste et l’intensité de l’expression, une caractéristique de la peinture anglaise. Ce qui y contribue, c’est que les visages sont toujours réguliers et beaux, dans n’importe quelle condition sociale. M. Armitage a été querellé par ses collègues de l’Académie pour avoir introduit un nègre dans un de ses tableaux. Le visage habituel des artistes anglais, qu’ils peignent l’antiquité ou les temps modernes, la paysanne ou la grande dame, est bien reconnaissable à son air de santé, de vigueur, de régularité, de vie fraîche et rose, de grâce à demi souriante ou de bouderie, ou de joie contenue. Les visages de Rossetti ne sont pas souvent gais, mais toujours beaux. La douleur ne va jamais jusqu’à les déformer. Pas plus que les lutins du rire ne tirent vers le ciel les coins de la bouche, du nez et des sourcils, les démons de la douleur n’abaissent trop violemment ces traits vers la terre. La critique de Ruskin : « En exagérant les signes extérieurs de la passion, vous ne montrez pas la force de cette passion, mais seulement la faiblesse de votre héros, » est comprise et respectée. Il y a, pour cette santé physique, cette modération habituelle de l’expression faciale, une certaine ressemblance entre les physionomies anglaises et les physionomies des statues grecques. M. Taine, se promenant aux Uffizi[1], l’avait remarqué, et lorsqu’on se trouve dans un

  1. Voyage en Italie. II. La Peinture florentine.