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sauf de Watts, de tous ses confrères. Leur particularité du geste consiste en une immobilité très maniérée ou en une action très lente. Le dédain de Ruskin pour toute action violente, pour tout mouvement rapide, « pour toute figure qui tombe, qui vole, qui frappe ou qui mord, » est partagé par les meilleurs de ses compatriotes. Et c’est ce qui fait l’originalité profonde de leurs attitudes. Car, voulant d’une part que ces attitudes expriment des sentimens assez violens et s’interdisant d’autre part toute gesticulation vigoureuse, ils en arrivent à des jeux de mains et de physionomies à la fois outrés et contenus, exagérés et timides. Comme le corps ne doit pas s’agiter sous la douleur, comme les bras ne doivent pas se lever pour manifester l’étonnement ou l’indignation, c’est la tête qui se renverse ou qui s’abat avec une anxiété passionnée sur un buste rigide : ainsi celle du roi de France dans la Cordelia de Madox Brown, de la Beata Beatrix de Rossetti, de l’Espérance de Watts, du Huguenot de Millais, du Valentin de Hunt, de Viviane, de la Tempérance, des Rois Mages de Burne-Jones, du mortel dans le Rempart de la maison de Dieu de Strudwick. De là, une impression de malaise qui fait longuement songer. Seulement, cette impression est toujours identique devant les états dame les plus dissemblables. Le moment arrive vite où les formes plastiques se refusent à différencier davantage les idées trop compliquées que veut leur faire exprimer l’artiste. Elles répètent alors toujours le même geste, la même attitude, quel que soit le sentiment à traduire. Le compagnon de Marie-Madeleine et l’un des nautoniers de la Nef d’amour ont beau renverser la tête : ils ne parviennent pas à une attitude sensiblement différente, en sorte que la douleur de la faute et la joie de partir pour les rives du Tendre se résolvent, chez Rossetti, par le même torticolis.

Cette particularité du geste est-elle voulue ; est-elle ressentie ? Il y a cinquante ans qu’elle règne et nous n’en savons rien. Certains Anglais ont une puissance de dissimulation qui peut durer autant que leur vie. Voyez, par exemple, le peintre, poète, critique et assassin Thomas Wainewright : si un malencontreux hasard ne l’avait fait rechercher et découvrir pour une simple indélicatesse, cet esthète aurait vraisemblablement continué à empoisonner tous les membres de sa famille ou de la famille de sa femme sans qu’il en parût rien ni dans sa paisible vie de dilettante raffiné, ni dans sa poésie, ni dans ses tableaux. Car, au milieu des préoccupations si diverses et si graves que devaient lui procurer les assassinats de son oncle, de sa belle-mère et de sa belle-sœur, cet artiste de talent conserva toujours le calme