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continent dans les longues galeries des tableaux anglais, c’était passer de la guerre et de ses fureurs, des grandes passions et de leurs souffrances, du crime, du martyre et de la gloire, aux scènes pacifiques de la vie bourgeoise et familiale. C’était dire, comme Gœthe revenant de la campagne de France : « Nous voilà donc au logis, au sein d’une absolue tranquillité ; l’œil s’en va, charmé, de porte en porte ; l’artiste, heureux, jette de tranquilles regards sur les lieux où la vie s’agite paisiblement… » C’était entrer dans la vie d’un peuple sans histoire, ou dont toute l’histoire est faite d’une partie de colin-maillard, d’une course au Derby ou de la joie d’une fiancée choisissant sa robe de noces, — la vie d’un peuple heureux.

Mais ces chroniques de l’existence bourgeoise, renouvelées des Hollandais, ne devaient pas suffire éternellement aux imaginations ardentes et investigatrices. Aussi bien, c’est lorsque le peuple est heureux que l’individu sent le plus vivement ses propres chagrins. A défaut de drames au dehors, à la frontière, dans la rue, il se tourne à dramatiser les menus incidens du dedans et à défaut d’incidens, il en arrive à noter, comme on le fait dans les couvens, les moindres attitudes, les gestes les plus subtils et jusqu’aux aspects de l’âme. A force de se replier sur lui-même, l’artiste anglais a fini par y découvrir autre chose que des goûts vite apaisés ou que des joies facilement conquises : il a découvert le domaine de l’âme, de l’âme où resplendissent plus d’ivresses que dans tout un paradis de Rubens, où grondent plus d’orages que dans toute une armée île Salvator Rosa donnant l’assaut. D’anecdotiques, ses sujets sont alors devenus psychologiques. De l’intimité du home, ils ont pénétré jusqu’à l’intimité de la conscience. La chronique s’est faite philosophie. Nous ne voyons plus le Marié à la mode, saoul, bâillant dans son fauteuil après une nuit passée au jeu, et son intendant désespéré, levant les bras au ciel, — ce qui n’était qu’une historiette : nous voyons le Roi Cophétua en extase devant une mendiante inconnue, l’épouse chimérique, la vie humble, ignorée, inexpérimentée encore où il croit trouver le bonheur, — ce qui est une pensée. En même temps, de l’imitation des Hollandais, la peinture a passé à l’imitation des Primitifs italiens. L’intellectualité du sujet, que nous avons notée comme une caractéristique de l’art anglais avant 1850, s’est changée en la suggestion du sujet, — qui est une caractéristique de l’art anglais d’aujourd’hui. Lorsque les Anglais sont revenus devant nous, en 1878 et surtout en 1889, on ne disait plus que passer des salles françaises dans les leurs, ce fût simplement passer des grands