Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/382

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Enfant aux bulles, nous lisons le nom d’un commerçant industrieux. Ne passez pas devant la Lucrezia Borgia de Rossetti sans examiner de près le mobilier ; sans cela, vous n’y verriez qu’une belle femme, somptueusement vêtue, qui se lave les mains. Arrêtez-vous un instant… Qu’apercevez-vous derrière cette femme, sur cette table ? Une carafe, du vin, des coupes… On vient de boire… Quoi donc ? Regardez dans ce miroir et vous y verrez le reflet de deux hommes qui marchent, côte à côte, l’un soutenant l’autre. C’est le mari de Lucrèce Borgia, Alfonso de Bisceglia se traînant sur ses béquilles et c’est le pape Alexandre VI, qui le fait promener dans la chambre, afin que le poison qu’il vient d’absorber descende bien dans les organes de la digestion et y opère son œuvre. Et derrière eux, toujours reflété par le miroir, un lit, — le lit où la victime expirera bientôt. Maintenant, cette inspection domiciliaire terminée, reportez vos yeux sur cette mystérieuse figure de femme, admirablement belle, et vous comprendrez ce que veut dire son regard et pourquoi elle se lave les mains… Ainsi tous les détails ont une voix. Les objets les plus menus font leur partie dans l’ensemble. On s’en aperçoit ; on prête l’oreille et, peu à peu, on s’oublie à écouter ces infiniment petits. Comme un entomologiste couché dans l’herbe examine les insectes qui passent et s’abîme dans la contemplation des mondes qu’ils révèlent au-dessous de nous, on touche soi-même à la pensée la plus vaste par ces microscopiques détails : l’infime mène à l’infini.

A quoi tient cette intimité ? — Un peu aux circonstances. Sur le continent, l’Eglise et l’Etat ont presque partout encouragé les artistes par des commandes et leur ont dicté des sujets. En Angleterre, rien de pareil. Jusqu’à ces dernières années, l’Etat n’a rien fait pour encourager la représentation des grands spectacles de l’histoire, et la Grande-Bretagne protestante, même encore aujourd’hui, n’admet que rarement dans ses temples la figuration des faits contés par les livres saints. Hunt n’a jamais reçu de commande d’un membre du clergé. De plus, isolée du monde, inaccessible, intangible presque, la nation anglaise n’a pas à retracer sur les murs de ses édifices le récit douloureux et magnifique des sièges subis et des invasions repoussées. L’art n’a vécu longtemps que des subsides des particuliers dont tout le bonheur consistait dans la vue du home, de la vie de famille : ses sujets étaient ceux que ces gens voient autour d’eux et qu’ils aiment. Le contraste entre ces sujets et les nôtres frappa beaucoup les visiteurs de la grande Exposition de Paris, en 1855. Passer des grands salons consacrés aux œuvres de la France et du